Trump fait de l'histoire

 

Le président des États-Unis s’est lancé dans une guerre culturelle pour glorifier le passé américain et mettre au pas les institutions et les universitaires.

« Alors que nous approchons du 250ème anniversaire de notre nation, […] l’Amérique est divisée en deux courants opposés : les révolutionnaires wokes et ceux qui croient aux idéaux de la révolution américaine. Les premiers croient que l’Amérique est – et a toujours été – “systémiquement raciste”, qu’elle ne mérite pas d’être célébrée et qu’elle doit être radicalement transformée […]. Les seconds croient à l’Amérique et à ses héros, à ses principes et à ses promesses, au peuple et au mode de vie américains. »

Dès les premières lignes du « Project 2025 » – programme officieux de la candidature Trump à la présidence –, le ton était donné : l’affrontement politique sur l’interprétation du passé américain serait au cœur même de la présidence Trump. Le 4 juillet 2026 sera célébré le 250ème anniversaire de l’indépendance des États-Unis. En prévision de cette date, l’impératif de glorifier – face à ses détracteurs – la grandeur de l’histoire américaine justifie depuis fin janvier une véritable volonté de mise au pas du monde de l’histoire – universités comme musées et centres d’archives, revues scientifiques comme sites internet de l’administration.

La volonté de Donald Trump de peser sur la manière dont les générations futures écriront l’histoire de son action présidentielle était certes manifeste avant même sa réélection, que ce soit dans ses efforts répétés pour faire de l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021, un « jour d’amour » (a day of love) plutôt qu’un coup d’État ou dans la subtilisation des archives présidentielles découvertes par le FBI, en août 2022, dans sa résidence de Mar-a-Lago – que prolonge aujourd’hui son souci de laisser aussi peu de traces documentaires que possible du travail de son administration.

Au-delà de ce qui touche à l’histoire de ses propres mandats, la nouvelle administration Trump s’est engagée dans une guerre culturelle assumée pour imposer, à tous les niveaux, une lecture du passé américain en phase avec sa politique – et étouffer tout récit historique susceptible d’étayer des projets politiques alternatifs.

C’est au niveau de la diffusion des connaissances historiques que cette politique a été la plus manifeste – et la plus commentée. Outre les photographies historiques supprimées sur plusieurs milliers de pages internet par diverses agences gouvernementales sous prétexte notamment qu’elles conforteraient les politiques honnies de DEI (Diversité, équité et inclusion) – comme le cliché pris par Joe Rosenthal de soldats hissant le drapeau sur l’île d’Iwo Jima en février 1945, montrant l’implication des Amérindiens dans la guerre du Pacifique –, les musées sont aujourd’hui dans le viseur de l’administration.

« La politique de mon administration vise à ce que les sites fédéraux dédiés à l’histoire, notamment les parcs et les musées, redeviennent des monuments publics solennels et inspirants, qui rappellent aux Américains notre héritage exceptionnel, les progrès constants accomplis vers une Union plus parfaite, ainsi que notre rôle inégalé dans la promotion de la liberté, de la prospérité et de l’épanouissement de l’humanité. Les musées de notre capitale nationale devraient être des lieux où l’on s’instruit – non pas des lieux où l’on s’expose à un endoctrinement idéologique ni à des récits clivants qui déforment notre histoire commune. »

Cet executive order du 27 mars 2025 visait explicitement la vénérable Smithsonian Institution – qui réunit plus d’une vingtaine de musées, autant de bibliothèques et plusieurs centres de recherche –, accusée d’être tombée « sous l’influence d’une idéologie qui divise, centrée sur la race », et notamment le National Museum of African American History and Culture, établi en 2003 et inauguré en 2016 à l’issue du second mandat présidentiel de Barack Obama. Afin de « sauver » la Smithsonian, le texte chargeait le Vice-Président d’en « supprimer toute idéologie inadaptée » et de refuser tout financement à des projets qui chercheraient à « porter atteinte aux valeurs partagées par les Américains », à « diviser les Américains en fonction de la race », ou à « reconnaître à des hommes la qualité de femmes ».

L’histoire enseignée aux étudiants des universités risque, tout autant que celle proposée aux visiteurs des musées, de faire l’objet d’un encadrement croissant. Prenons l’exemple du Senate Bill 1, adopté à la mi-mars 2025 par la Chambre des représentants de l’Ohio et moins médiatisé que le bras de fer spectaculaire entamé entre Trump et l’université Harvard, mais d’autant plus symptomatique que des textes similaires se multiplient dans de nombreux États. La loi impose aux quatorze universités publiques de l’Ohio (dont Ohio State University, la deuxième plus grande université publique des États-Unis, avec 65 000 étudiants) de mettre en ligne en libre accès, pour en simplifier le contrôle, les programmes (syllabi) de tous les enseignements qui y sont dispensés – dont les mots-clés bannis par l’administration comme « égalité », « historiquement », « antiracisme », « crise climatique » ou « femme » doivent bien sûr être absents[1] –, de soumettre chaque année leurs enseignants titulaires à des évaluations – susceptibles de déboucher sur leur licenciement – et d’assurer, par un enseignement obligatoire, que tous les étudiants ont une compréhension de base de l’éducation civique et du capitalisme américains. Quant aux centres d’archives, le limogeage, dès février 2025, de l’archiviste des États-Unis Colleen Shogan – à la tête des National Archives (NARA) – laisse présager qu’ils ne sont pas davantage à l’abri que les musées et les universités, pas plus que les revues d’histoire – plusieurs revues scientifiques ayant commencé fin avril à recevoir des courriels menaçants de l’administration.

Si l’inquiétude semble dominer aujourd’hui chez les historiens américains – dont les conditions d’enseignement comme de recherche sont gravement menacées, tout particulièrement chez les plus jeunes et les plus précaires –, ils ne restent pas pour autant passifs face à cette attaque en règle. L’American Historical Association (AHA) publiait le 13 mars 2025, avec l’Organization of American Historians (OAH), une « Déclaration commune sur la censure fédérale de l’histoire américaine », elle s’unissait début mai à d’autres associations pour attaquer en justice les mesures récentes prises contre le National Endowment for the Humanities (la principale structure de financement de la recherche aux États-Unis), et son site internet recense aussi bien les mesures fédérales affectant l’histoire que les réponses des historiens à ces dernières. Le « Project 2025 » aura été en somme un texte performatif : à l’approche du 4 juillet 2026, l’histoire est bel et bien devenue l’un des terrains sur lesquels se livre la lutte politique aux États-Unis.

Clément Fabre est post-doctorant à Sorbonne Université (EHNE).


Note

[1] « These Words Are Disappearing in the New Trump Administration », Karen Yourish, Annie Daniel, Saurabh Datar, Isaac White and Lazaro Gamio, The New York Times, 7 mars, 2025.

Image : Donald Trump.
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