Piero della Francesca ( ~1410 - 1492 )

La seconde génération des humanistes de la Première Renaissance
Le trait d'union avec la Haute Renaissance

Toscane 2017 San Lorenzo Santa Maria Novella Santa Croce Inondations 1966 Santa Maria del Fiore Musée de l'Oeuvre Bargello Fra Angelico Palazzo Pitti et Boboli Orsanmichele Chapelle Brancacci Hôpital des Innocents Ponte Vecchio Piero della Francesca Cathédrale de Sienne

 

resurrection autoportrait

La Résurrection (détail) - Autoportrait ?

 

Quand l'âge de la retraite est enfin arrivé, il y a une dizaine d'années, je me suis retrouvé dans les auditoires de l'ULB, l'Université de Bruxelles, où j'avais usé mes fonds de culottes environ 45 ans auparavant en Faculté des Sciences. Cette fois, c'est avec des étudiants en Histoire de l'Art que j'ai décidé de suivre les cours. Et en particulier sur le Renaissance italienne vers laquelle mon amour pour l'Italie et mon admiration pour Raphaël m'attiraient particulièrement. Comme pour beaucoup de gens, avant d'entamer ce cours, les noms de Raphaël, de Leonardo da Vinci, de Michelangelo Buonarroti, de Sandro Botticelli, de Donatello ou de Fra Angelico m'étaient familiers, mais je n'avais jamais entendu parler de Piero della Francesca.

J'allais le découvrir grâce à ce cours, mais de façon encore assez succinte, à travers une de ses oeuvres : "La conversation sacrée", oeuvre étudiée pour analyser son influence sur le développement de la perspective mathématique dans l'art. Perspective inventée par le génération qui l'a précédé, Brunelleschi, Donatello, et en peinture : Masaccio puis Fra Angelico et Fra Filippo Lippi.

J'avais bien ressenti que je découvrais là un artiste incontournable de la Première renaissance (en gros, celle du Quattrocento, dont Florence était le pôle d'attraction), mais j'en ressortais avec un goût de trop peu. Aussi, je me suis mis à lire. En particulier, le très bon et très beau livre "Piero della Francesca" d'Alessandro Angelini, publié le 8 octobre 2014 pour l'édition française aux Editions de l'Imprimerie Nationale, et traduite par Anne Guglielmetti. Le livre est abondamment illustré de toutes les oeuvres retrouvées de l'artiste (car malheureusement, la majorité ont disparu) et de beaucoup de ses travaux d'arithmétique et de géométrie. Car Piero, en plus d'être un peintre de grand talent, fut avant tout un grand mathématicien de son époque. Son oeuvre, à la fois picturale et mathématique (sa science de la géométrie transparait aux travers de ses tableaux) allaient inspirer les travaux des artistes comme Raphaël, Michel-Ange, et bien sûr Léonard de Vinci, qui avait connaissance et avait lu ses codex sur les abaques et la géométrie. Piero della Francesca a donc été le trait d'union entre la Première renaissance et la Haute renaissance (couvrant une partie du Cinquecento, et dont les centres de gravité s'étaient déplacés vers Rome et vers Venise).

Étant en Toscane en 2017, un an après avoir suivi ce cours d'histoire de l'art de la Renaissance italienne, il fallait donc absolument que j'y aille sur les traces de Piero. Il était un artiste itinérant. Il a donc laissé des oeuvres, dont beaucoup ont disparu, en des endroits comme Urbino, Ancône, Ferrare, Milan, Florence, mais les deux endroits incontournables sont d'une part Arezzo, où il a laissé une oeuvre tellement renommée que tous les Aretins le considèrent comme l'un des leurs, et puis sa ville natale, Borgo San Sepolcro (aujourd'hui Sansepolcro) à une trentaine de kilomètres au nord-est d'Arezzo, près des frontières de la Toscane avec l'Ombrie et avec les Marches. À San Sepolcro, dans la même rue que sa maison natale, l'ancienne maison du Conseil communal est devenu le Museo Civico qui abrite quelques-unes de ses oeuvres principales, dont la "Résurrection", et où, quand je l'ai visité, était organisé une exposition sur Piero et Léonard de Vinci, regroupant également des oeuvres venues d'ailleurs ainsi que des dessins de Léonard, à la fois artistiques et techniques. 

Quelques mots sur sa biographie

Le nom complet de Piero della Francesca est Piero di Benedetto de Franceschi, parfois appelé aussi Pietro Borghese. Il est né entre 1410 et 1420 à Sansepolcro dans la haute vallée du Tibre, que Vasari cite sous le nom de Borgo San Sepolcro. Sa date de naissance n'est pas connue car les registres communaux avaient brûlé dans un incendie. On retrouve sa signature sur un testament datant du 8 octobre 1436, et comme la règle à l'époque étant que l'âge prescrit pour signer un document officiel était de 20 ans, on peut penser qu'il est né avant 1416. Et comme il est décédé en 1492, soit 76 ans après 1416, on peut en conclure qu'il est né au plus tôt vers 1410, ce qui lui donnait déjà un âge très respectable pour l'époque.

Son père Benedetto de Franceschi était un richissime marchand d'étoffes et sa mère Romana di Perino da Monterchi appartenait à une famille ombrienne noble. Piero reçoit donc une éducation classique dans les milieux aisés, dispensée par un maestro di grammatica qui lui enseigne la lecture, l’écriture et le latin. Comme la plupart des fils de marchands, il suit les cours d’un maestro d’abaco, qui lui apprend le calcul, un peu d’algèbre, de géométrie et le prépare à tenir une comptabilité. Ses parents espéraient qu’il allait suivre les traces de son père ce qui ne fut pas le cas. Piero se découvre une passion artistique, il apprend les rudiments de l’art dans sa ville natale, située à l'intersection des influences d'Urbino (ville du mécène Federico de Montefeltro, que fréquentent aussi les primitifs flamands), de Florence, de Pérouse et de Sienne, auprès du seul artiste-peintre connu de la cité, Antonio di Anghiari.

Piero occupe une place centrale dans l'art italien et européen du XVe siècle. Membre de la deuxième génération de peintres humanistes, il allie art et géométrie, spiritualité et application rigoureuse des règles de la perspective. Il débute sa carrière comme élève de Domenico Veneziano à Florence, mais travaille toute sa carrière en province, contribuant ainsi largement à la diffusion de l'art humaniste en Italie. Bien que fortement influencé par Donatello, Masaccio et Paolo Uccello, il est fasciné par les mathématiques et les problèmes de perspective. Il passe le plus clair de son temps dans sa ville natale, Sansepolcro, située sur la route reliant la Toscane orientale à l'Ombrie et à Urbino.

Dans les années 1440, il alterne périodes de travail dans sa ville natale et séjours dans d'autres villes, dont Rome. À Ferrare, il rencontre Leon Battista Alberti et Rogier Van der Weyden. En 1452, il commença à travailler sur l'œuvre la plus importante de sa carrière : "l'Histoire de la Vraie Croix" à Arezzo. Par la variété des situations narratives, la monumentalité des personnages, le calcul minutieux des espaces et l'intensité des expressions, cette œuvre est l'une des plus marquantes de la Renaissance européenne. Dans "La Flagellation du Christ", synthèse parfaite des caractéristiques de l'art italien du milieu du XVe siècle, les espaces sont calculés selon une grille géométrique stricte, tandis que la lumière naturelle accentue la perspective et le rapport entre intérieur et extérieur.

Piero della Francesca, Peinture selon la logique mathématique.
Dans les années 1460, Piero fut principalement actif à la cour de Federico III de Montefeltro à Urbino. Son séjour y fut marqué par de fréquents contacts avec des artistes étrangers, par les traités qu'il rédigea sur la géométrie, la perspective et l'algèbre, et par plusieurs chefs-d'œuvre mémorables. Peint pour le duc de Montefeltro, le retable de la Madone de Brera fut réalisé pour l'église San Bernardino d'Urbino. Ici, les deux facettes de ce grand peintre sont évidentes : d’un côté, le théoricien de la géométrie et l’auteur d’importants traités sur la perspective, et de l’autre, l’artiste créatif voué à la recherche de l’image idéale. La scène se déroule dans un édifice Renaissance et ses proportions sont soigneusement adaptées aux personnages. La lumière modèle le groupe silencieux avec une remarquable clarté, lui conférant le ton majestueux d’une cour céleste, organisée selon une hiérarchie précise.

À partir des années 1470, perdant la vue (sans doute de la cataracte, si on en croit Vasari), il abandonne la peinture, rentre à Sansepolcro et se concentre sur l'écriture de sujets comme la géométrie et la perspective et l'étude des différents effets de la lumière. Il se consacre à l’achèvement de ses traités. Par une curieuse coïncidence, l'artiste emblématique du monde intellectuel du XVe siècle est décédé le jour même de la découverte du Nouveau Monde, le 12 octobre 1492. Piero della Francesca était un artiste plutôt lent, voire hésitant, qui mettait beaucoup de temps à achever ses commandes. L'un de ses plus grands chefs-d'œuvre est la Nativité inachevée, aujourd'hui conservée à la National Gallery de Londres.

Son œuvre a été négligée et sous-estimée pendant de nombreuses années, mais il a été redécouvert au XIXe siècle et sa stature d'artiste majeur de la Renaissance a été rétablie. La perfection géométrique de Piero della Francesca et l'atmosphère lumineuse presque magique de ses tableaux ont inspiré des peintres modernes comme Giorgio de Chirico, Massimo Campigli, Felice Casorati et Balthus.

De même, dès le siècle suivant sa mort, ses apports comme mathématicien sont complètement ignorés, sauf apparemment par Giorgio Vasari et par quelques savants comme Léonard de Vinci, car à sa mort, son élève, le franciscain Fra Luca Pacioli a traduit in extenso l’œuvre de Piero en italien,  sans mentionner son nom, ce qui a donné lieu à l'accusation de plagiat, en particulier de façon très vive de la part de Vasari :

« Un homme qui aurait dû s’efforcer d’augmenter la gloire et la renommée du savant vieillard, comme ayant appris de lui tout ce qu’il savait, je veux parler de Fra Lucca dal Borgo, élève de Piero, eut la méchanceté impie de s’emparer de ses œuvres et de les publier sous son propre nom.»

Il faudra attendre le début du XXe siècle pour redécouvrir et attribuer de façon sûre les traités d'arithmétique et de géométrie de Piero della Francesca et ainsi confirmer ce que disait déjà Vasari :

« La plupart de ses livres sont actuellement dans la bibliothèque de Frédéric II, duc d’Urbin ; ils ont justement valu à leur auteur la réputation du meilleur géomètre de son temps »

Flagellation du Christ

vers 1460, Urbino, Galleria Nazionale della Marche


L'ART ET LA MATIÈRE
Podcast de France Culture

 

« Dans cette grande galerie d’Urbino, ce tableau de 50X80cm, qu’on intitule « la flagellation » vous arrête comme depuis deux cents ans il arrête aussi le connaisseur retenu par le climat étrange qui s’en dégage.
Dans une composition, extraordinairement soignée et complexe, à la géométrie insistante, glissent des personnages magnifiques qui vivent une scène qui devrait être tragique pleine de cris et d’indignation…. mais non. Aucun drame, une beauté détachée et souveraine s’exhale de ce tableau serein qui échappe au drame qu’il décrit.

L’étrangeté commence avec les deux espaces distincts qui y sont représentés :
A gauche, la salle d’un palais antique : colonnes, marbres, sols polychromes et une petite estrade sur laquelle se tient, presque indifférent, Ponce Pilate. Devant lui, a pourtant lieu le supplice auquel se soumet, impassible, le christ lié à une colonne. A son côté, un assistant du bourreau veille, calmement, au déroulement du supplice. Le bourreau, lui, de dos, le bras levé, s’apprête à fouetter l’indifférence de sa victime tandis qu’un personnage enturbanné qui nous tourne le dos, entièrement vêtu de blanc regarde la scène, en se déhanchant légèrement, sans que sa posture n’exprime la moindre émotion.

La partie droite du tableau dont on ne dispose d’autant éclairage renforce encore l’énigme :
Au premier plan, plus près de nous trois personnages en pied se détachent sur un fond d’architecture profane médiévale. Ils sont en vis-à-vis, comme pour une conversation, mais leurs bouches restent closes. Aucun son. L’un, en carmin est vêtu comme un prince d’autrefois, l’autre est vêtu d’un vêtement bleu somptueusement orné, comme un mondain de l’époque et le troisième, plus jeune, l’est d’une simple tunique rouge, et curieusement, a les pieds nus. Que dire de ce silence, de ces espaces dissociés, de leurs lumières contradictoires, de ces personnages qui, comme les pièces d’un jeu d’échec, glissent, imperturbables, sur la surface ».

Ce tableau, dont on ne connaît pas l'histoire, dont on ne connaît pas le commanditaire, est sans doute celui dans lequel Piero della Francesca a poussé au plus loin la perspective mathématique au service de l'art. On sait qu'il n'en est pas le pionnier. Brunelleschi, Donatello et surtout Masaccio en peinture sont venus avant lui. Mais c'est sans conteste Piero qui la poussée aussi loin, en grand mathématicien de son siècle qu'il était.

Le texte entre guillemets ci-dessus est l'introduction du podcast de France Culture sur ce tableau. Il est commenté en détails par Franck Mercier, enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire médiévale qui a écrit un livre sur « Piero della Francesca, une conversion du regard » aux Éditions EHESS (2021).

Beaucoup d'hypothèses ont été écrites sur ce tableau. La seule chose certaine est qu'il est bien de Piero della Francesca, puisqu'il l'a signé, sur le bord de l'estrade sous Ponce Pilate : « OPUS PIETRI DE BURGO SCI SEPULCRI » (Pierre du bourg de Saint Sépulcre, ainsi qu'il se nomait lui-même alors, "della Francesca" n'apparaissant que dans sa vieilleise, sans qu'on ne sache pourquoi, car l'explication qu'en donne Vasari ne tient pas).

Franck Mercier nous en donne une toute nouvelle lecture, détaillée et convaincante, dans laquelle il nous explique que le peintre utilise sa science et son art dans une approche toute spirituelle.

La Résurrection

vers 1460, Sansepolcro, Museo Civico


Podcasts de France Culture sur le sauvetage de l'oeuvre en 1945 et sur sa restauration en 2015
Présentation vidéo de l'oeuvre après restauration

Le 18 décembre 2017, nous prenons la petite route qui monte d'Arezzo pour atteindre la petite ville de Sansepolcro, à environ 35 km de là, à la limite des régions de Toscane, d'Ombrie et des Marches. Je désirais découvrir l'endroit où avait vécu Piero della Francesca, endroit où, malgré ses nombreux déplaccements en Italie, il revenait à chaque fois, et où il terminera sa vie, s'adonnant plus aux mathématiques qu'à la peinture, une fois que sa vue déclinera, si on en croit Vasari.

Je tenais surtout à voir sa maison natale. C'est une grosse batisse en plein centre du bourg. Elle montre clairement que les parents de Piero étaient une famille aisée. Aujourd'hui cette maison est devenue une Fondation. Nous n'y sommes pas entré, car les trésors que nous voulions voir étaient un peu plus loin dans la même rue, dans l'ancienne maison du conseil communal, aujourd'hui transformée en musée civique (Museo Civico). C'est là que se trouve un des chefs-d'oeuvre de Piero, une fresque de la Résurrection, peinte sur commande de la ville dans ce qui fut la salle du conseil. Le choix du thème de la résurrection n'est évidemment pas anodin, puisque le bourg portait le nom de Borgo San Sepolcro, bourg du Saint Sépulcre. Cette fresque a la particularité de ne pas avoir été entièrement peinte afresco, c'est à dire sur du plâtre frais qui emprisonne et consolide les pigments en séchant. Mais des parties sont peintes sur le support sec, tel que le corps du Christ, Piero utilisant des techniques de peintures combinant la détrempe à l'utilisation de pigments à l'huile, technique très récente qu'il a appris à maîtriser au contact des peintres flamands, dont Rogier van der Weyden, rencontrés au cours de ses visites à Ferrare et à Urbino. C'est aussi sans doute du côté de Ferrare qu'il se procurait ses peintures à l'huile car à l'époque, on s'en procurait surtout du côté de Venise, centre commercial entre les Pays-Bas bourguignons et l'Empire byzantin moribond. L'usage de la peinture à l'huile a d'ailleurs été développé, en Italie, par les peintres de la Renaissance venitienne, Bellini, Giorgione, Titien, Véronese, Tintoret ...

Malheureusement, quand nous sommes entrés dans la salle, nous nous sommes apreçus que la Resuurection était cachée par des échafaudages et des bâches. Désillusion. Si je m'étais mieux renseigné, j'aurais su, comme c'est commenté dans les documents audio/visuels en lien ci-dessus, que la Résurrection était en restauration depuis 2015 et que cette restauration a duré 3 ans. En septembre 2017, elle était donc déjà très avancée. Je me suis donc glissé sous les bâches et j'en ai pris des photos en contre-plongée. Elle apparaît déjà avec ses spendides couleurs claires, et si on compare les photos que j'ai prises au résultat final tel que montré ci-dessus, on voit qu'il ne restait plus, en septembre 2017, que de la dégager de sa croûte de plâtre qui ne la recouvrait plus que sur les côtés et sur le dessous. Cette fresque splendide de Piero della Francesca avait de fait été masquée pendant des siècles sous un couche de plâtre de 1 à 2 cm, avant d'être redécouverte, semble-t-il dans le courant du XIXe siècle. 

En tous cas, Aldous Huxley, puisqu'il faut parler de lui en évoquant cette fresque, l'ayant décrite comme le plus beau tableau du monde (nous allons y revenir), raconte déjà en 1922 qu'on l'avait extirpé de sa gangue de plâtre "où des vandales l'avaient enfermé, vandalisme qui involontairement avait permis de le préserver des salissures pendant des siècles, et permettait d'en admirer alors toute la beauté des couleurs et des formes". Mais quand en 2015, il fut décidé de le restaurer, il était décrit comme étant en très mauvais état, les couleurs à fresque étant ternies, en perticulier le bleu du ciel, en lapis-lazuli, qui ayant pris des teintes brunâtres, et le corps du Christ, peint à sec, étant très abimé par les viscissitudes du temps et par l'humidité.

La vidéo et les podcasts, accessibles par le bouton "play" placé sous l'image ci-dessus, évoquent le passage d'Aldous Huxley à Sansepolcro, en provenance d'Urbino. C'était en 1922. Il avait 26 ans. Et non en 1925, bien que l'édition de 1925 se targue d'être la première édition de ces récits de voyage. Voici le texte intégral de l'édition de 1922. Et voici la traduction française du chapitre consacré à la Résurrection de Piero della Francesca. Bien évidemment, c'est parce qu'il avait lu le récit d'Aldous Huxley qu'Anthony Clarke, commandant l'artillerie britannique avait refusé de bombarder Sansepolcro pour protéger "le plus beau tableau du monde", préférant attendre que les Allemands, de toutes façon pris au piège, quittent les lieux de leur propre initiative, épargnant ainsi tout la fresque mais aussi le village et ses habitants. Une rue d'un quartier résidentiel moderne de Sansepolcro porte d'ailleurs maintenant le nom de Tony Clarke. Et on peut ainsi remercier également Aldous Huxley d'avoir involontairement préservé le village et une des trop rares oeuvres de Piero qui soit parvenues jusqu'à nous.

Je ne commenterai pas davantage la Résurrection ici. Les podcasts et vidéo sous la photo ci-dessus en font une analyse plus que détaillée. Mais parlons quelque peu de ce que dit Huxley. Si on a pu être captivé par son roman qui est resté dans toutes les mémoires, "A Brave New World", ces récits de voyage sont épouvantablement médiocres. C'est l'oeuvre d'un jeune gamin arrogant qui se prend pour un critique d'art, mais qui a de l'art, tout au moins à 26 ans, une approche monolithique, partiale et très bornée. Parler du "plus beau tableau" est pour le moins idiot. Il finit d'ailleurs par le reconnaître lui-même à la fin du chapitre. Il n'empêche qu'il a déjà commis la même stupidité, deux chapitres auparavant, en comparant Alberti à Brunelleschi, les architectures de Brunelleschi étant, selon lui, toutes filiformes et tout au plus "romanisantes", tandis que les masses d'Alberti sont ce qui se rapprochent le mieux de l'architecture romaine, et donc Alberti est un architecte nettement supérieur à Brunelleschi. Point. Il n'en dit pas plus. En règle générale d'ailleurs, ses descriptions et analyses des oeuvres d'art ne vont pas plus loin. C'est complètement idiot.
Pour la Résurrection, ce qu'il admire, c'est le rendu des volumes, et là, on ne peut lui donner que raison. Mais sutout, le côté inexpressif, impassible du personnage du Christ. Il extrapole d'ailleurs en affirmant que c'est ce même manque total d'expression qu'il admire dans la Flagellation d'Urbino et dans les fresques de de la basilique San Francesco d'Arezzo. Il est heureux qu'il ne les compare pas avec les fresques de Masaccio de la chapelle Brancacci, où Masaccio justement rend pour la première fois à fresque une expressivité de ses personnages jamais vues jusque là dans la peinture gothique. On aurait pu s'attendre que le jeune Huxley rejette d'emblée Masaccio pour cette raison, comme il le fait pour Brunelleschi. Non. Il préfère s'en prendre à un contemporain de Piero della Francesca, Sandro Botticelli. Tout comme dans sa comparaison entre Brunelleschi et Alberti, il dénigre le fait que Botticelli est un dessinateur, un adepte des lignes souples et de la fluidité, alors que chez Piero, tout donne l'impression de solidité. Et que s'il fallait choisir entre l'un des deux, il brûlerait sans hésiter le Printemps et tout le reste pour ne garder que Piero della Francesca. Et encore, uniquement ce qui se trouve à Arezzo, Sansepolcro et Urbino. Le reste, le diptyque des Offices ou la Conversation Sacrée de Milan sont pour lui d'aucun intérêt. Huxley est un fat. Rien de plus.

Mais il est vrai que ce qu'il convient d'admirer chez Piero, c'est effectivement son rendu des volumes, des matières (les vêtements des gardes), des formes (les muscles abdominaux du Christ), et sa palette de couleurs claires que cette restauration a remise en valeur. Mais je ne vois pas en quoi l'absence d'expression est une qualité artistique. Certes ici cette impassibilité exhalte la hauteur de l'événement, la majesté du personnage. Mais je ne peux comprendre ce que cela ajoute à la reine de Saba découvrant le bois sacré, ou aux guerriers sur un champ de bataille. Je pense tout simplement que Piero n'était pas adroit pour exprimer les sentiments de ses personnages, et qu'en ce sens, il était encore dans la droite ligne du gothique international. Cela ne devait d'ailleurs pas déplaire à ses commenditaires, puisque, comme le dit Daniel Arasse, si le nouveau genre expressif, initié par Masaccio et Donatello était fait pour être montré au peuple, était donc de l'art encore considéré comme "populaire", dans la spledeur de leurs palais, eux, les riches commanditaires, ornaient les murs d'oeuvres des derniers peintres gothiques du moment, et y trouvaient plus de beauté, plus de solennité.

Ce n'est pas en cela que Piero della Francesca est un peintre incontournable de ce milieu du Quattrocento, la seconde génération des peintres de la Première Renaissance. Son grand apport est d'avoir amélioré, parachevé la perspective mathématique de ses prédécesseurs. N'oublions pas qu'il est avant toute chose un mathématicien. Sa peinture met en oeuvre l'exactitude, la rigueur mathématique. Jusque dans ses raccourcis parfaits. De plus, avant Léonard de Vinci, il ose déjà la perspective atmosphérique.  Et pour quand même évoquer ses qualités picturales au delà des mathématiques, il utilise très adroitement le clair-obscur subtil, en nuances bien plus fines que ce que faisait Masaccio. Couleurs claires et clairs-obscurs subtils rendent ses oeuvres belles et paisibles. Je me permets de penser que le tout jeune Raphaël les a observées à Urbino, où il est né, et s'en est quelque part inspiré.

Polyptyque de la Vierge de Miséricorde

peint entre 1445 et 1462, Sansepolcro, Museo Civico


Le polyptyque de la Madone de la Miséricorde
Museo Civico, Sansepulcro

« Le polyptyque de la Miséricorde

Réflexions sur la culture spirituelle et visuelle à Sansepolcro

par Diane Cole Ahl, professeure émérite d'histoire de l'Art américaine, spécialiste de la Renaissance italienne

Je suis allé à l'église de la Très Sainte Vierge de la Miséricorde et devant le maître­autel [se trouvait] le retable en bois avec des images des plus
Sainte Vierge et autres saints par la main du célèbre peintre, Piero Franceschi, autrement connu sous le nom de della Francesca, de cette ville.

Monseigneur Zanobio de Médicis, 1548

Le polyptyque de la Miséricorde, commandé en 1445, est célèbre pour être la plus ancienne œuvre de Piero della Francesca ayant survécu jusqu'à nous. Elle se trouvait dans l'église de la Compagnie di Santa Maria della Misericordia, une confrérie – une organisation caritative de laïcs pieux – qui effectuaient des œuvres de miséricorde dans la ville de Sansepolcro. Bien que le retable ait été démembré au XVIIe siècle et que le temps ait terni ses couleurs autrefois éclatantes, il inspire toujours la révérence chez celui qui le regarde. Bien que nous ne puissions plus partageant la dévotion de la confrérie à la Madone de la Miséricorde (Misericor­dia), sa dédicataire, nous pouvons admirer le génie de Piero dans la création d'une si belle
œuvre. De la Vierge monumentale, dont le manteau ouvert fait écho à l'arc du panneau central, aux imposants saints dans les ailes, le polyptyque
révèle le génie de Piero à doter ses personnages d'une présence physique et une éloquence spirituelle inégalée dans la peinture du XVe siècle.

Au centre, la Madone ouvre solennellement son manteau pour abriter les fidèles qui s'agenouillent à ses pieds. Implorant sa miséricorde par leurs prières, les suppliants servirent de substituts à la population de Sansepolcro, la ville dans laquelle Piero est né, a vécu et est mort.
Cet essai interprète le polyptyque de la Miséricorde comme un reflet de la culture religieuse, civique et artistique de Sansepolcro au XVe siècle. Il commence par identifier le caractère distinctif de la spiritualité de la ville, se concentrant sur la confrérie de la Miséricorde et son rôle au sein Sansepolcro. Ensuite, il reconstitue l'histoire de la commande et il examine la relation de Piero avec ses mécènes, la famille Pichi et la Miséricorde.

La discussion aborde ensuite le style et l'iconographie de l'œuvre polyptyque. Le retable s'inscrit dans les traditions de la fin du l'art médiéval et du début de la Renaissance ainsi que les dévotions rituelles des Misericordie. De nouvelles hypothèses sont proposées sur les sources d'inspiration de Piero et les associations qu'elle a pu évoquer chez ceux qui ont prié avant lui.

Comme cet article espère le démontrer, le polyptyque de la Miséricorde est important non seulement pour ce qu'il révèle du style de Piero et de sa relation avec ses mécènes, mais aussi pour la façon dont il reflète la culture sacrée et civique de Sansepolcro. Le polyptyque de la Miséricorde commémore le dévouement de la Miséricorde au bien­être spirituel de Sansepolcro et sa dévotion particulière à la La Madone de la Miséricorde. À l'origine, les vingt­-trois panneaux qui composaient la polyptyque étaient probablement enfermés dans un cadre à trois étages en bois doré, couronné de pinacles à crochets et fixé à l'autel par des contreforts. Les saints les plus vénérés à Sansepolcro et par la confrérie sont peint dans les panneaux latéraux : Saint Sébastien, protecteur contre la peste, dont les victimes étaient soignées dans l'hôpital administré par la Miséricorde depuis le début du XIVe siècle ; Jean­ le Baptiste, patron de Florence, qui gouvernait la la ville depuis 1441 ; Jean l'Évangéliste, patron de Sansepolcro ; et le prédicateur franciscain récemment canonisé (1450), Bernardin de Sienne, fervent défenseur du culte de la Madone de la Miséricorde. Les pinacles représentent l'archange Gabriel, la Vierge de l'Annonciation qui commémorent la dévotion de la Miséricorde à Marie, et de part et d'autre, Saint Benoit et Saint François. Sur les pilastres on trouve des saints représentant des ordres religieux et des congrégations
de Sansepolcro, et deux saints pèlerins locaux, Arcanus et Gilles, qui, au Xe siècle, nommèrent la ville Borgo San Sepolcro en l'honneur du Saint- Sépulcre de Jérusalem, lieu du tombeau et de la résurrection du Christ.

Les scènes narratives du retable célèbrent la confrérie en exaltant l'identification de la ville avec le Saint­-Sépulcre. De la Crucifixion du pinacle aux cinq panneaux de la prédelle, elles se concentrent sur la Passion et Résurrection du Christ. Un panneau représente l'Agonie dans le Jardin, où Jésus a prié avant son arrestation le Jeudi Saint, un jour revêtant une importance particulière pour la confrérie. La scène adjacente représente Flagellation du Christ, prototype de l'auto­flagellation, principe dévotionnel fondamental de la Miséricorde. Trois panneaux représentent le Saint Sépulcre, honorant le site sacré ainsi que Sansepolcro lui­-même.

 


Mise au tombeau du Christ, détail du polyptyque de la Miséricorde
(Photo : Scala/Art Resource, NY)

 

L'insigne de la confrérie, l'inscription MI[SERI­CORDI]A entourée d'une couronne , est peint à la base de chaque pilastre, où il serait vu par
l'adorateur agenouillé. Il identifie la Miséricorde aux dévots de la Madone de la Miséricorde, commanditaires du retable, administrateurs de l'église et son hôpital contigu, et les gardiens de la communauté. Bien que l'exécution de ce travail ait été prolongée sur une quinzaine d'années, l'investissement personnel de Piero dans cette œuvre a été intense. La Miséricorde était l'une des plus anciennes confréries de Sansepolcro, une de celles à laquelle sa propre famille appartenait depuis la fin du XIVe siècle. Le polyptyque de la Miséricorde est un point de départ important pour comprendre Piero. Son mariage d'iconographie traditionnel avec un style et une conception monumentaux, sa description lumineuse de la forme et la réserve spirituelle de chaque figure reflètent une synthèse du passé et du présent. Bien qu'il s'agisse peut­-être de son premier retable documenté, il ne s'agit en aucun cas d'une peinture de jeunesse ; elle reflète plutôt une personnalité déjà formée et distinctive. Au moment où le polyptyque a été commandé, Piero était actif depuis plus d'une décennie. Le temps et le destin nous ont privés de ses premières œuvres : les chandeliers de procession pour lesquels il a été payé en 1431 ; les bannières qu'il a peintes en 1436 pour le pape Eugène IV. Le retable de l'église de San Francesco à Sansepolcro qu'il commença en 1432 avec son professeur, Antonio d'Anghiari, toujours sans le sou, ne fut jamais exécuté :
reconnaissant qu'il devait à Piero cinquante­-six florins d'arriérés de salaire, Antonio emprunta de l'argent au père de Piero pour acheter des matériaux pour l'œuvre mais ne la termina pas. En 1437, la commande fut transférée à Sassetta ; en 1444, un an avant que la Misericordia ne demande à Piero de peindre le polyptyque, le retable de Sassetta fut installé dans l'église de San Francesco. Coûtant 510 florins, ce magnifique polyptyque de Sansepolcro fut le retable le plus coûteux jamais commandé dans l'Italie du XVe siècle et une influence significative

 

retable sassetta

Sassetta, Trois panneaux du polyptyque de Sansepolcro, Florence, Villa I Tatti, collection Berenson
(Photo : Scala/Art Resource, NY)


Le polyptyque de la Miséricorde est un reflet vibrant de la culture spirituelle et visuelle de Sansepolcro qui a contribué à façonner Piero. Comme l'ont reconnu les historiens, la culture civique et sacrée de Sansepolcro était distinctive à bien des égards. L'une, comme mentionné précédemment, était l'association de la ville avec le tombeau du Christ, commémoré par son nom et sa dédicace au Saint­-Sépulcre ; l'autre était son importance comme lieu de pèlerinage. Lorsque les saints Arcane et Gilles revinrent de Terre Sainte, ils rapportèrent des reliques inestimables de la Passion, qui devinrent des objets de vénération publique : le bois de la « très sainte croix sur laquelle notre Seigneur Jésus­ Christ fut placé pour la rédemption des péchés humains » ; des gouttes de son sang ; le tissu du linceul enveloppant « le corps très sacré de notre Seigneur Jésus­-Christ après
sa descente de croix » ; des fragments de « la pierre du Saint­-Sépulcre » d’où « le nom de cette terre a été tiré » ; « cheveux et lait de la Sainte Vierge et pierre de son tombeau » ; et des reliques de Jean l'Évangéliste, patron de la ville. L'exposition de ces reliques le 1er septembre – la fête célébrée conjointement du Saint­-Sépulcre et de Saint Arcane – était l’une des célébrations les plus importantes de la ville, honorée par des processions, des messes et des aumônes. Le pouvoir de ces reliques étaient considéré comme si puissant que Sansepolcro est devenu une destination importante pour de nombreux pèlerins à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance.

Une autre caractéristique distinctive de Sansepolcro était l'importance des confréries dans sa vie civique et sacrée. Les confréries, qui, à ce jour,
sont les seules organisations qui ont survécu dans la ville, étaient des organisations de laïcs qui se consacraient à imiter l'exemple du Christ à travers leurs activités philanthropiques et les dévotions religieuses. À Sansepolcro, il y avait sept confréries qui chantaient des laudes (chants de louange et de deuil) à la Vierge, au Christ et aux saints. Ces compagnies de laudesi (chanteurs de laudes) étaient complétées par sept confréries de disciplinati (flagellants). Disciplinati flagellés eux­-mêmes à l'imitation de la souffrance de Jésus avant la Crucifixion, lorsqu'il a été dépouillé de ses vêtements, craché dessus et fouetté, espérant ainsi expier les péchés de l’humanité. Les confréries combinaient souvent les pratiques dévotionnelles des deux types.

Comme dans d'autres villes, les confréries de Sansepolcro oeuvraient au bien public. Ils administraient des hospices pour les pèlerins, des maisons pour les indigents, des hôpitaux pour les malades et des orphelinats pour les enfants abandonnés. Ils distribuaient nourriture et vêtements aux nécessiteux et offraient du réconfort aux prisonniers. Ce faisant, ils suivaient l'exemple de Jésus. Ils prenaient soin des pauvres, soignaient les malades, réconfortaient les prisonniers et offraient l'hospitalité aux étrangers, actions qui faisaient partie des sept actes de miséricorde prescrits par Jésus dans Matthieu 25:34–37 comme conditions préalables au salut. Par leur bienveillance et l'accomplissement d'autres actes pieux – la flagellation rituelle, chant des laudes, participation aux messes hebdomadaires et spéciales dans les chapelles et églises de leurs confréries – les membres étaient considérés, à leurs propres yeux et ceux de la communauté, dignes de la miséricorde divine au Jugement dernier.

Même après la mort, on pensait que leurs âmes au purgatoire accumulaient du mérite grâce aux bonnes œuvres des frères survivants.  La garantie de tels avantages a incité de nombreuses personnes à devenir membres ou à faire des legs aux confréries, notamment au lendemain de la Peste noire (1348­-1350 en Italie). Au cours de la seconde moitié du XIIIe siècle, les confréries, en particulier celles des flagellants, fleurissaient à Sansepolcro et étaient au cœur de son identité en tant que communauté chrétienne. Au début du XVe siècle, chaque homme adulte de Sansepolcro appartenait à l'une de ces confréries, dont les activités philanthropiques touchaient la vie de chaque résident et pèlerin. La plus vénérable était la confrérie de Santa Maria della Misericordia. Bien que ses statuts originaux soient perdus, d'autres sources, dont les statuts révisés de 1570, fournissent des informations précieuses sur son histoire et ses dévotions spéciales. La plus importante d'entre elles était la flagellation, pratiquée dans l'intimité de l'oratoire confraternel (chapelle), à la fois comme imitation du Christ et comme pénitence pour un comportement de pécheur. Les disciplinati chantaient également des laudes en l'honneur de la Vierge, comme l'atteste un laudario (livre sacré) de vingt­-cinq chansons écrites en langue vernaculaire, attribuées à la Miséricorde et toujours conservées à Sansepolcro. Datant de la fin du XIIIe siècle jusqu'en 1449, les laude expriment la ferveur de la confrérie, des supplications pour la compassion de Marie et ses espoirs de salut. Des laudes écrites en 1449 invoque l'intervention de Saint Sébastien, protecteur contre la peste, en priant « le Seigneur pour que cette peste soit enlevée par votre clémence et apportez-nous la paix. »

Bien que la date de fondation de la Miséricorde soit inconnue, elle avait été fermement établie en 1303, lorsqu'un riche citoyen de Sansepolcro eut légué plusieurs maisons à la confrérie. Selon son testament, ces maisons devaient servir « à perpétuité » de « maisons de miséricorde [misericordia] et d'hospices pour les pauvres », où les indigents devaient être logés « gratuitement ». Ce don, premier legs à la Miséricorde, suggère que la charité envers les pauvres était une obligation particulière de la confrérie dès sa création. Lorsque la peste noire frappaSansepolcro, la mission du groupe fut élargie à la population dans son ensemble. En juin 1348, un hôpital, dédié à Santa Maria della Misericordia, a été fondé par la confrérie contre le flanc nord­-est des murs défensifs de la ville pour conférer des soins aux pestiférés. Près de 200 testaments de la seconde moitié du siècle attestent de dons d'argent, de biens et de lits pour l'hôpital, indiquant son importance au sein de la communauté.

Les membres de la Miséricorde et ceux dont ils prenaient venaient prier dans l'église annexée à cet hôpital, également dédiée à Santa Maria della Misericordia. Avec un jardin (probablement destiné à la culture d'herbes médicinales), des quartiers administratifs et un oratoire privé pour les membres, l'hôpital et l'église constituaient ce qui devait être un complexe imposant. Cela indiquait visiblement l'importance de la confrérie au sein de la communauté, servant de refuge aux citoyens et aux pèlerins. Le grand complexe, aujourd'hui abandonné et en ruines, était essentiel au maintien du bien­-être de la ville à la Renaissance et jusqu'à une bonne partie du XXe siècle. La mission caritative de la Miséricorde s'est élargie en raison de l'augmentation des difficultés économiques au cours du XVe siècle. La confrérie distribuait des aumônes et de la nourriture aux pauvres et fournissait des médicaments aux malades, secourait les enfants trouvés, soignait les prisonniers condamnés et fournissait l'hébergement et la nourriture des pèlerins indigents qui venaient à Sansepolcro.

Il est possible qu'un nouveau retable ait été jugé essentiel pour son église pour servir la Misericordia et ses circonscriptions croissantes au sein de la ville. La commande du polyptyque de la Miséricorde a une histoire complexe qui a duré près de quatre décennies. Il est né du legs d'Urbano di Meo dei Pichi, dont la famille, l'une des plus riches de Sansepolcro, était associée à la Miséricorde depuis sa fondation. Le 4 septembre 1422, Urbano lègue soixante florins à la confrérie pour « un retable orné pour le maître­ autel » de son « église ou oratoire ». Il s'agit manifestement d'un remplacement d'un tableau antérieur, vraisemblablement une Madone de la Miséricorde. Le 28 juin 1428, un charpentier accepta de suivre un dessin du peintre Ottaviano Nelli pour préparer les panneaux de bois et le cadre. Deux ans plus tard, le charpentier fut payé pour son travail et les
panneaux non peints ont été livrés à la Misericordia. Il est presque certain qu'Ottaviano Nelli n'a jamais réellement exécuté le retable : le 8 février
1435, l'un des héritiers d'Urbano s'engagea conditionnellement à « réaliser et peindre un panneau pour le maître­ autel de l'oratoire », une tentative évidente d'honorer la requête  d'Urbano toujours pas honorée.

Comme le révèle la très longue histoire de cette commission, les Pichi n'ont pas toujours fait preuve de diligence dans l'accomplissement de leurs obligations. Les fonds promis pour le retable de 1435 n'ont pas été reçus, malgré les efforts répétés de la Misericordia. Plus d'une décennie devait s'écouler avant que la commande ne soit attribuée à Piero ; à cette époque, Ottaviano Nelli était probablement décédé. Bien que Piero ait acquis une certaine renommée dès 1445, ses liens familiaux ont dû influencer la décision de l'embaucher. L'un de ses frères était administrateur de l'hôpital
de la Miséricorde en 1442, et un autre frère, le moine camaldule Don Francesco, était chapelain de la confrérie en 1443.  Tandis que les Pichi restaient impliqués dans les travaux, la Misericordia assuma un rôle de plus en plus actif pour en assurer l'exécution, intentant même un procès contre la famille pour obtenir le paiement. Le contrat entre Piero et la Misericordia, daté du 11 juin 1445, est très précis. Témoigné par huit officiants de la confrérie, il exigeait de Piero qu'il peigne « les images, figures et ornements [...] expressément détaillés par le Prieur et le conseil susmentionnés, ou leurs successeurs en fonction ». La référence aux « successeurs » était réservée aux officiants, qui pouvaient changer lors d'élections ultérieures, le droit de modifier le programme. Le retable devait être réalisé « selon la taille et le type de la peinture sur bois [...] actuellement présente », une assurance qu'il serait conforme à ces égards à l'image qu'il devait remplacer. Piero accepta qu'« aucun autre peintre ne [pouvait] mettre la main au pinceau » et que les meilleurs matériaux, « notamment l'outremer », soient utilisés, deux clauses courantes dans les contrats d'artistes. Il était également responsable de la réparation de tout défaut « du bois ou du au dit Piero », une garantie prudente. Enfin, le retable, qui ne devait être exécuté par « aucun autre peintre... [que] le dit peintre lui­-même », devait être livré et installé dans un délai de trois ans. Pour cela, l'artiste recevrait 150 florins, dont 50 comme paiement initial de « bonne foi », le solde suivant.

Bien que Piero fût tenu par contrat d'achever le polyptyque dans un délai de trois ans, son achèvement semble avoir été prolongé jusqu'en 1462 ou plus tard. Cette commande coïncida en réalité avec une notoriété croissante de Piero hors de Sansepolcro. Durant ces années, il travailla à Ferrare, Lorette, Rimini, Rome et probablement Arezzo, ne rentrant que rarement chez lui. Il accepta également d'exécuter d'autres peintures à Sansepolcro, parmi lesquelles un retable pour l'église Sant'Agostino, commandé en octobre 1454, mais probablement pas terminé avant 1469. Il est vrai que les Pichi prenaient du temps pour le payer, n'honorant que leur paiement « de bonne foi » qu'en 1450 ou peut-être même plus tard. La réponse stratégique de Piero a peut-être été de retarder les travaux.

Le 11 janvier 1454, les Pichi intentèrent un procès contre l'artiste, exigeant qu'il retourne à Sansepolcro avant le Carême pour terminer le retable. Si l'artiste ne respectait pas son obligation, il perdrait le paiement de « bonne foi ». Son père, témoin de cet ultimatum, fut tenu de rembourser lui­même les Pichi si Piero ne s'exécutait pas. Le peintre dut revenir, car aucune autre plainte ne fut enregistrée. De nombreux petits versements à Piero sont enregistrés au fil des ans. La plupart datent de 1459 à 1462, ce qui suggère qu'une grande partie de l'œuvre a été peinte à cette époque. Cependant, ils ne correspondent pas à la somme de 150 florins promise dans le contrat initial. Dans les années 1460, la Misericordia
fut contrainte d'intervenir et intenta une action contre le Pichi pour récupérer son argent. Le dernier paiement connu à Piero date de janvier1462. En février 1467, il attendait toujours une nouvelle rémunération.

Compte tenu de ces difficultés, les réticences évidentes de Piero à achever le retable peuvent être comprises. Bien que ses principaux panneaux et pinacles sont de lui, les pilastres et la prédelle ont été exécutés par un autre peintre suivant la conception de Piero. Des preuves stylistiques et historiques suggestives indiquent que l'artiste était le moine camaldule et miniaturiste Fra Giuliano Amedei. À la fin des années 1450 et au début des années 1460, il résida à la Badia, une abbaye de Sansepolcro. Fra Giuliano était associé à la Misericordia en 1460, lorsqu'il peignit ses insignes sur une plaque de pierre, accrochée à la façade de l'église, qui annonçait une nouvelle indulgence papale promulguée le 1er juillet de cette année­-là « au nom de notre communauté et des hommes de notre confrérie ». L'indulgence offrait la rémission des péchés à « toute personne, homme ou femme, jeune ou vieux, confessé et contrit », qui a fait l'aumône à l'église le jour de la fête de l'Annonciation (25 mars) et « chaque samedi ».

En encourageant le culte dans l'église de la Miséricorde, l'indulgence aurait fourni une incitation supplémentaire à terminer la prédelle et
pilastres. La première mettait en valeur le dévouement de la ville au Saint­-Sépulcre et la pratique de la flagellation pratiquée par la confrérie, tandis que les seconds commémoraient les saints les plus honorés de la communauté.
Bien qu'on ait avancé que ces éléments étaient des réflexions ultérieures, ceci est peu probable : les panneaux historiés de la prédelle étaient des éléments standards des retables à contreforts de cette région. De plus, ces composants didactiques, vecteurs importants de fierté civique et d'identité confraternelle, ajoutent aux associations que le retable voulait évoquer.

Donner un aperçu de la relation parfois conflictuelle entre l'histoire de cette commande de longue haleine est importante pour une autre raison.
Elle permet d'expliquer les différences stylistiques entre les différents éléments, exécutés en réponse aux paiements reçus par le peintre. Explications techniques aux observations mises en évidence lors de la restauration de 1960­-1964, qui confirme que Piero a exécuté le retable en deux étapes distinctes. Le panneau central, la Crucifixion, les petits panneaux de Saint Benoît et de l'Archange Gabriel, et ceux des saints sur l'aile gauche – Sébastien et Jean­ le Baptiste – ont manifestement été exécutés dans un premier temps. Ils ont été peints lentement et avec soin, ce qui explique leur bon état de conservation. En revanche, les saints de l'aile droite – Jean l'Évangéliste et Bernardin de Sienne – et les panneaux de la Vierge de l'Annonciation et de saint François situés au­-dessus – ont été réalisés un peu à la hâte. Le bois était moins bien préparé, comme le montrent les craquelures importantes et les couleurs fanées, en particulier la peau teintée de vert, où la préparation de terra verde (sous­-couche verte) transparaît. De manière significative, les saints à droite étaient peint sur un seul panneau, plutôt que sur deux panneaux individuels, comme c'était le cas pour leurs homologues de gauche. Cela reflète un changement radical dans la conception de Piero : les figures habitent désormais un espace unifié comme dans une sacra conversazione (une conversation sacrée), le nouveau type de retable à panneau unique développé pour la première fois à Florence qui avait commencé à remplacer le polyptyque archaïque vers 1440. Les saints se tournent avec une plus grande aisance et de mobilité vers la Madone, impliquant une plus grande proximité avec elle et, par conséquent, une efficacité accrue en tant qu’intercesseurs.

La séquence d’exécution proposée est étayée par des preuves stylistiques. Les figures antérieures révèlent l'influence de Masaccio, glanée pendant le séjour de Piero à Florence, où il avait rejoint Domenico Veneziano pour peindre les fresques du chœur, aujourd'hui disparues, de l'église de Sant'Egidio en 1439. L'anatomie extrêmement sculpturale de Saint Sébastien et sa posture indifférente et inconfortable réinterprètent le nu frissonnant du Baptême des néophytes de Masaccio (vers 1425) de la chapelle Brancacci à Santa Maria del Carmine à Florence. La nudité et la peau d'ivoire du jeune saint, percées de flèches d'où coulent des ruisseaux de sang, contrastent avec les vêtements volumineux et lourds du Baptiste basané du panneau adjacent. Les plis profonds du manteau écarlate du Baptiste rappelent l'étude de Piero sur les apôtres, en particulier Saint Pierre, dans le Tribut à la chapelle Brancacci. La Crucifixion, avec la Vierge en pleurs et en vêtements de veuve et l'évangéliste en deuil, rappelle le pinacle du Polyptyque de Pise de Masaccio (1426). L'évocation d'une réaction viscérale à la mort du Christ, une représentation aussi passionnée n'existera plus dans l'œuvre ultérieure de Piero.

Vierge Misericorde centre

Le panneau central est l’une des images les plus célèbres de l’art de la Renaissance. La Vierge sculpturale, dont le visage ovale, les traits ronds et l'expression solennelle révèlent l'influence de Domenico Veneziano, suggère à la fois la compassion et un détachement majestueux, digne de la Reine couronnée du Ciel. Ceux qui l'adorent ne sont pas des pauvres qui demandaient la charité à la Miséricorde, mais plutôt des riches, comme le montrent leurs bijoux, leurs manches brochées et leurs vêtements incarnats, dont la production nécessitait des teintures coûteuses. L'espace est genré, avec les hommes et femmes séparés conformément à la pratique dévotionnelle de l'époque.

Bien que les femmes ne soient pas mentionnées dans les statuts de la Miséricorde, leur présence ici suggère qu'elles ont peut­-être joué un rôle important au sein de la confrérie en tant que donatrices et gardiennes de l'hôpital. Comme le montrent leurs cheveux et robes, elles représentent divers statuts matrimoniaux : les mèches flottantes de la jeune fille devant la Madone signifie qu'elle n'est pas mariée ; les femmes à côté d'elle sont mariées, comme l'indiquent leurs coiffures relevées et serrées ; et la vieille femme peut être une veuve, ses cheveux couverts d'un tissu noir. Comme l'homme âgé vêtu de rouge, à gauche, la femme vêtue de noir en face de lui, a une apparence si particulière qu'il pourrait s'agir d'un portrait. Il est probable qu'ils appartenaient tous deux à la famille Pichi, dont la présence ici témoignait du patronage et de la protection de la Madone.

En contraste avec ces personnages finement habillés et ces représentations réalistes, un des membres de la confrérie de la Miséricorde est reconnaissable à sa cagoule percée de trous pour ses yeux, mais qui cache son visage : les frères portaient des cagoules alors qu'ils exécutaient anonymement leurs actes de charité par amour de Dieu et du prochain. L'homme croise ses bras sur sa poitrine, un geste que les prêtres utilisaient lors de la célébration de la messe pour signifier leur soumission à Dieu et implorer sa grâce. Ce geste a été repris par les frères dans leurs dévotions alors qu'ils priaient devant le tableau, acceptant la volonté du Seigneur et implorant sa miséricorde.

Alors que le panneau avec la Madone et ses suppliants reflète une moment précoce dans la compréhension par Piero des contraintes formelles du retable, les saints du panneau de droite révèlent une conception plus évoluée. Les possibilités d'unification de la Sacra Conversazione, un panneau unique, sont explorées à mesure que les personnages se fondent sur le fond doré, suggérant leur mobilité. Contrairement à leurs homologues du panneau de gauche, les saints sont idéalisés et élégamment disposés. Leur drapé est modelé avec une grande douceur, notamment dans le manteau couleur prune profond de l'Évangéliste, dont la texture paraît presque veloutée. Certes, l'état de conservation de ces personnages a compromis leur apparence : les contours autrefois fermes sont flous et les couleurs autrefois vives sont atténuées. Pourtant, il semble clair que la finesse de ces figures représente une époque tardive du style de Piero, où l'influence de Masaccio, si fortement ressentie dans le panneau de gauche, n'est plus qu'un lointain souvenir. Les contours doucement modelés, les gestes contrôlés et la retenue des personnages suggèrent l'influence d'un retable que Fra Angelico a peint pour l'église de San Domenico dans la ville voisine de Cortona. Malgré le cadre archaïque et le fond doré imposés par sa destination provinciale, le Triptyque de Cortona (vers 1436­1438) suggère également un espace unifié et une interaction potentielle entre les personnages, dont les formes doucement dessinées et les gestes sculpturaux semblent se retrouver dans les saints de droite du retable de Piero.

Angelico cortona triptych

Fra Angelico - Triptyque de Cortone (1437)

 

L'influence du magnifique polyptyque de Sansepolcro à double face de Sassetta, commande initiée par Piero et son professeur, puis annulée, est également évidente. Conformément à son contrat, le retable avait pour modèle le Polyptyque de la Résurrection, alors dans l'église de la Badia de Sansepolcro, peint trois quarts de siècle plus tôt par un disciple de Pietro Lorenzetti. Le Polyptyque de Sansepolcro, aux couleurs éclatantes et richement doré, était inégalé par aucun autre retable du XVe siècle pour sa splendeur décorative ainsi que pour l'immédiateté dramatique de ses panneaux narratifs. Il ne fait aucun doute que Piero a étudié ce tableau, le plus célèbre de Sansepolcro ; en effet, le Polyptyque de la Miséricorde, commandé un an après l'installation du retable de Sassetta dans l'église de San Francesco, était peut­-être destiné à rivaliser avec lui en taille et en beauté. La composition lucidement équilibrée et la géométrie immaculée de la Madone de la Miséricorde semblent en partie inspirées de l'Extase de  Saint François, et les saints du panneau de droite semblent influencés par les proportions élancées et les rythmes suaves des figures de Sassetta.

Le polyptyque de la Miséricorde révèle la réceptivité de Piero à l'innovation. Parallèlement, la tradition a joué un rôle important dans sa conception. Comme pour le contrat du retable de Sassetta, la stipulation selon laquelle le retable doit ressembler à son prédécesseur suggère un respect pour l'art antérieur, fondamental pour la culture spirituelle et visuelle de Sansepolcro, comme ce fut le cas dans d'innombrables localités au Moyen Âge et à la Renaissance. Depuis le XIVe siècle, la ville s'était tournée vers les villes voisines de Sienne et d'Arezzo pour sa peinture plutôt que vers Florence, dont elle était géographiquement plus éloignée. Les qualités esthétiques de l'art siennois prédominaient à Sansepolcro et influençaient sa conception de l'art sacré. Bien que démodés par rapport aux normes florentines du milieu du XVe siècle, le fond doré, le format du polyptyque et les pinacles du retable de Piero étaient encore très en vogue à Sienne et à Arezzo.

Martinus vierge a l enfant

Presbytre Martinus,
Sculpture de la Vierge à l'Enfant,
Berlin, Staatliche Museen
Photo : Staatliche Museen zu Berlin

L'influence de la tradition est également évidente dans le style du retable, malgré ses aspects novateurs. Une source de l'œuvre de Piero, encore
inexplorée, est la sculpture médiévale en bois qui, pendant des siècles, a façonné la sensibilité dévotionnelle et artistique de Sansepolcro. La pièce sculptée la plus importante de la ville était peut-­être le Volto Santo de l'église de la Pieve. Bien que datant du VIIIe ou IXe siècle, on croyait fermement qu'il avait été sculpté par Nicodème, qui avait aidé à préparer le corps de Jésus pour letombeau. Cette image plus grande que nature du Christ vêtu et crucifié, censée rivaliser avec le célèbre Volto Santo de Lucca par son antiquité et ses pouvoirs miraculeux, était l'objet d'une vénération extraordinaire de la part des habitants de la ville comme des pèlerins. Une Vierge à l'Enfant (Berlin, Staatliche Museen), commandée pour l'église de la Badia à Sansepolcro et sculptée par le prêtre Martinus en 1199, était tout aussi vénérée. La sainteté de cette image est proclamée par l'inscription sur son socle : « Du sein de la mère resplendit la sagesse du Père ». Elle aussi était vénérée comme une image miraculeuse. Le Volto Santo et la Madone constituaient d'importants précédents pour les figures sculpturales du polyptyque. Leur plasticité imposante, leurs contours fermés et simplifiés, ainsi que leurs plis profondément découpés ont fourni d'importants modèles pour la Vierge et les saints, dont l'apparence est si statuaire. En effet, la Madone, suspendue au­dessus de l'autel de la Badia et inclinée vers l'adorateur agenouillé, a peut­-être influencé la conception que Piero se faisait de la Vierge, qui semble se tenir sur un socle surélevé, comme une sculpture vue d'en bas.

Si la Vierge à l'Enfant de Volto Santo et celle de Badia étaient toutes deux vénérées dans tout Sansepolcro, une autre sculpture jouait un rôle important dans la vie dévotionnelle de la Misericordia. Il s'agissait d'une Vierge aujourd'hui disparue, très certainement une statue de la Vierge de la Miséricorde, mentionnée dans des documents des années 1430 et utilisée dans les rituels de la confrérie. Les documents enregistrent les paiements pour les bougies processionnelles lors de la fête de l'Annonciation et le Jeudi Saint, lorsque les frères allaient « déshabiller la Madone » : ornées de bijoux, de couronnes ou de robes spéciales, les statues saintes étaient portées dans les processions publiques par les confréries, et plus tard « déshabillées » ­ c'est­-à­-dire dépouillées de leurs parures cérémonielles et vêtues de deuil noir ­lorsque les membres retournaient à l'oratoirepour commencer leurs dévotions privées. Le Jeudi Saint, lorsque la Madone était « déshabillée », les confréries flagellantes se fouettaient pour commémorer le lavement des pieds des apôtres, la Dernière Cène et l'agonie dans le jardin, lorsque la sueur de Jésus « devint... comme du sang » (Luc 22:44). On suppose que la Madone perdue a pu fournir un précédent sculptural à Piero, car elle était importante pour les rituels collectifs du groupe.

De toutes les dettes de Piero envers le passé, la plus cruciale était sa représentation de la Madone abritant les fidèles sous son manteau pour signifier son intercession miséricordieuse. L'iconographie de la Madone de Miséricorde est très ancienne. Elle s'inspire d'innombrables sources littéraires et liturgiques : les hymnes byzantins implorant Marie : « Sauve­-nous, Reine, sous le voile de ta miséricorde » ; le « Salve regina misericordiae » (« Sauve­-nous, Reine de miséricorde »), entonné dans la liturgie latine ; la littérature visionnaire cistercienne, dans laquelle la Vierge protège les moines sous son manteau afin qu'ils puissent demeurer éternellement « dans la gloire céleste ». Les laudes chantées par les laïcs, notamment dans les confréries, implorent avec émotion l'intercession de Marie auprès de son fils tout en louant sa gloire de Reine du Ciel et de Mère de Dieu. Au milieu du XIIIe siècle, ces textes ont commencé à être traduits en images captivantes qui apparaissent dans des manuscrits, des fresques, des bannières de procession et des retables. L'iconographie était populaire parmi les groupes communautaires, en particulier les confréries. Dans les années 1260, la plus ancienne confrérie de Rome, les
« Raccom­mandati della Vergine » (Dévots de la Vierge), reçut la Madone de la Miséricorde comme patronne, la représentant sur sa bannière processionnelle .

La Madone de Piero émerge du riche héritage visuel qui a fleuri en Toscane depuis le début du Trecento, en particulier à Sienne et à Arezzo.
À Sienne, des artistes, de Duccio à Vecchietta, ont représenté la Vierge de la Miséricorde dans des manuscrits, des peintures sur panneaux et sur fresques. La plus révélatrice des oeuvres ayant précédé le polyptyque de la Miséricorde est la Madonna della Misericordia, commandée en 1444 à Domenico di Bartolo pour la chapelle de l'hôpital Santa Maria della Scala de Sienne. La fresque, aujourd'hui détachée, nous éclaire sur les attentes que les fidèles pouvaient avoir envers le retable de Piero et suggère l'intensité de la dévotion mariale au milieu du XVe siècle.

Santa Maria della Scala était une institution caritative qui hébergeait les pèlerins et prenait soin des indigents et des infirmes, tout comme l'hôpital de la Miséricorde. La fresque représente la Vierge assise et son Enfant, entourée d'une multitude de dévots agenouillés sous son manteau, ouvert par des anges. Le parchemin près de la tête de la Vierge porte l'inscription d'une supplication adressée au Christ : « Ô mon cher fils, regarde ce peuple qui se hâte sous le manteau de celle qui est son avocate et toi, leur salut, et pour l'amour que je te porte, accorde­-lui tous les biens, et surtout ta direction ». En dessous, une inscription proclame : « Voici une image de la Sainte Vierge Marie. Sous votre manteau, le peuple chrétien est protégé. » Les fidèles de l'église de l'hôpital de la Miséricorde nourrissaient probablement des espoirs similaires quant à la défense et à la protection de la Vierge. Qu'ils soient donateurs ou indigents, résidents ou pèlerins, membres de la confrérie ou bénéficiaires de sa charité, tous étaient des destinataires potentiels de sa miséricorde et de la rédemption par son fils.

spinelli madonna

Parri Spinelli, Madonna della Misericordia, Arezzo, Santa Maria delle Grazie (D'après R. van Marle, Le développement des écoles italiennes de Peinture [La Haye, 1927], p. 9, fig. 144).

La Madonna della Misericordia était également un thème populaire à Arezzo. De nombreuses œuvres témoignent de la dévotion de la ville à la Vierge de la Miséricorde au début de la Renaissance. Des peintures de Spinello Aretino et Parri Spinelli sont devenus des objets de cultes majeurs, inspirant de grandes effusions de dévotion publique. Le relief de Bernardo Rossellino représentant la Madone de la Miséricorde avec les saints Lorentinus et Pergentinus au­-dessus du portail du Palazzo di Fraternità di Santa Maria della Misericordia indique la résidence d'une confrérie flagellante vouée à la philanthropie, notamment en période de peste. À l'époque de Piero, l'image la plus vénérée était peut­être celle de Parri Spinelli, la Madonna della Misericordia, commandée par San Bernardino de Sienne pour l'oratoire de la ville de Santa Maria delle Grazie et peint vers 1445. La Vierge est encadrée par des anges brandissant des encensoirs pour brûler de l'encens parfumé, sanctifiant ainsi l'image et l'autel. Elle regarde le fidèle tandis qu'elle protège sous son manteau une multitude de fidèles – papes, rois, peuple d'Arezzo. Ce tableau était considéré comme si miraculeux, qu'on estime qu'une nouvelle église a été érigée pour le consacrer.

Bien qu'issu de cette riche tradition, le retable de Piero se distingue considérablement de ces œuvres. Comme pour souligner l'humanité de la Madone, on n'y voit aucun ange écartant son manteau ni agitant des encensoirs. Comme danst de nombreuses représentations de la Madone de Miséricorde, elle baisse son regard vers ses fidèles, créant un lien intime avec eux. Contrairement à la multitude blottie sous le manteau de la Vierge, dans les peintures antérieures, seuls quelques privilégiés s'agenouillent devant elle, suggérant la sélectivité de sa grâce tout en laissant de la place aux dévots qui pourrait les rejoindre. Enfin, Piero dessine la perspective de la scène du point de vue de l'adorateur agenouillé, comme si Marie était une sculpture, peut­-être en référence à la statue de la Madone de la Badia ou de l'oratoire de la Miséricorde. L'interprétation que fait Piero de cette iconographie traditionnelle est particulière. Elle reflète une clarté et une économie de moyens que l'on retrouve dans chacune de ses peintures.

Le polyptyque de la Miséricorde répondait aux besoins des diverses communautés qui fréquentaient l'église Santa Maria della Misericordia. Il renforçait la fierté communautaire, honorant les saints qui assuraient la protection de Sansepolcro ainsi que l'invoquaient les statuts civiques (1441) : Jean­ Baptiste, « patron et protecteur du peuple magnifique et illustre de la communauté de Florence », et Jean l'Évangéliste, « patron, protecteur et gouverneur de la commune et du peuple » de Sansepolcro. Sa prédelle proclamait l'association de la ville avec le tombeau du Christ et faisait allusion aux reliques vénérées dans ses églises, notamment des fragments de pierre provenant de Saint­-Sépulcre. Les bénéficiaires de la charité de la Miséricorde pouvaient prier devant l'image de la Madone et s'imaginer parmi les dévots sous son manteau. Les donateurs d'aumônes recevaient des indulgences pour leur générosité et étaient assurés de sa clémence. En temps de peste, les laudes de Misericordia implorent que le peuple demande à Marie de « lui enlever mort amère et peste », ou « avec des larmes... priez » Saint Sébastien pour son intercession.

Les membres de la Misericordia avaient une relation plus en harmonie avec l'image. La Madone de la Miséricorde était leur patronne, inspirant leur nombreux actes de philanthropie, leur autoflagellation, leurs chants de laudes. On ne pensait pas que la Madone de Piero était un simple simulacre ou une image, mais la Vierge elle­-même, honorée par les cierges allumés devant elle et émue par leurs prières. Tandis qu'ils l'imploraient dans leurs laudes, la Vierge fut la source de la miséricorde : "Miséricorde [Misericordia], nous crions, Miséricorde, ne nous abandonne pas, Miséricorde à Dieu, nous vous en supplions, Miséricorde envers le pécheur".

Une peinture du XVe siècle est la dépositaire et le témoignage d'innombrables relations sociales. Dans le cas du polyptyque de la Miséricorde, ces
relations sont complexes. L'histoire de la commission révèle des relations souvent conflictuelles entre le mécène et l'artiste. Ceci explique la longue exécution et le style différent des éléments du retable. Dans chaque élément, le polyptyque reflète la dédicace à la Madone de la Miséricorde et à la sécurité de Sansepolcro, dont la culture unique – en tant qu’homonyme et commémorant le Saint-Sépulcre, destination des pèlerins - était protégé par ses confréries. Par son style, le retable reflète la confluence de l'innovation et de la tradition artistique et iconographique locale. Si le polyptyque de la Miséricorde, première œuvre conservée de Piero, est crucial pour notre compréhension de sa formation stylistique, il est tout aussi important pour notre appréciation du milieu artistique et spirituel dont il est issu.

Madonna del Parto

fresque peinte vers 1460, Monterchi, Musei Civici

Madonna del parto

La Madonna del Parto (~1460) à Monterchi (province d'Arezzo)

 

En quittant Sansepolcro et en redescendant vers Arezzo, il nous restait une halte à faire, absolument incontournable, pour aller voir une autre oeuvre de Piero della Francesca, une des plus belles fresques du Quattrocento : La Madonna del Parto, qu'on peut traduire par "Madone de l'Acouchement", bien qu'elle soit visiblement enceinte, mais ne semble pas sur le point d'accoucher. C'est une des très rares représentations de la Vierge enceinte à cette époque, alors qu'il existait de très nombreuses Annonciations. C'était et c'est toujours une oeuvre extrêmement respectée en Toscane, car outre le fait qu'elle est magnifique dans sa grande simplicité et qu'elle résume à elle-seule toute la beauté du travail de Piero, elle est considérée comme des plus sacrées par les Aretins, car les femmes enceintes venaient et viennent toujours y prier pour que la Vierge protège leur grossesse et leur accouchement.

Cette fresque, qui a été détachée du mur de l'église du village de Monterchi sur lequel Piero l'a peinte, a subi bien des tribulations, tout en ne quittant jamais ce village d'à peine 1700 habitants, si ce. n'est quelques années à Sansepolcro. Et ces tribulations ne sont peut-être pas encore finies. Monterchi est à peine à 13 kilomètres de Sansepulcro, un peu à l'écart de la route nous ramenant vers Arezzo. La Madonna del Parto se trouve aujourd'hui dans une école datant de l'époque fasciste et assez laide, qui a été transformée en musée. Enfin, un musée qui ne contient que la Madonna del Parto, car Monterchi ne possède rien d'autre ... mais c'est déjà beaucoup. Et pour en raconter l'histoire et la décrire, je vais reprendre ici ce qu'en dit ce Museo Civico della Madonna del Parto :

 

HISTOIRE

La Madonna del Parto et Monterchi partagent une histoire indissoluble qui remonte traditionnellement à 1459, lorsque Piero della Francesca se rendit à Monterchi en mémoire de sa mère Monna Romana di Perino, originaire du petit village.

La fresque, dont le commanditaire est encore inconnu, selon les études effectuées, remonte à entre 1450 et 1465 et a été réalisée dans l'église de Santa Maria di Momentana, sur les pentes de la colline connue sous le toponyme de Montione (Mons Iunonis), un lieu connu depuis l'Antiquité, lié aux cultes païens de fertilité.

Piero a peint l'œuvre sur le mur du fond de l'église sur une fresque plus petite du XIVe siècle d'un artiste local inconnu, représentant une Vierge à l'Enfant, récemment déclarée Madonna del Latte, découverte en 1911 par le restaurateur Domenico Fiscali à l'occasion du détachement de la Madonna del Parto, demandé par la Surintendance royale des monuments, pour des raisons de protection et d'entretien.

En 1785, la municipalité de Monterchi choisit le site de Momentana pour la construction du cimetière, après avoir reçu l'accord de l'évêque Roberto Costaguti, qui céda à la municipalité tout ce qui existait dans l'église à la condition que « l'entretien de la chapelle et de l'autel à ériger » soit à la charge de la communauté de Monterchi.

L'église fut démolie sur les deux tiers de sa longueur, transformant la partie supérieure restante en une chapelle. C'est sur le mur du fond de cette chapelle que se trouvait heureusement la fresque de Piero, qui fut épargnée.

La Madonna del Parto a réussi à atteindre le troisième millénaire malgré deux tremblements de terre désastreux qui ont gravement endommagé la chapelle du cimetière de Monterchi : le premier en 1789 et le second, particulièrement destructeur, le 26 avril 1917.

A cette occasion, le précieux tableau a été retiré et confié temporairement à la famille Mariani locale.

En 1919, il fut transféré à la Pinacothèque de Sansepolcro et en 1922, il fut replacé à Monterchi dans la Chapelle du Cimetière.

Au printemps 1944, le gouvernement fait concentrer les principaux chefs-d'œuvre italiens dans des abris sûrs pour les protéger des bombardements et des pillages allemands : la Madonna del Parto figure également sur la liste.

Lorsque les autorités arrivèrent à Monterchi, en la personne du professeur Mario Salmi de l'Université de Florence et du docteur Ugo Procacci des Galeries florentines, la rumeur se répandit parmi la population locale qu'il s'agissait d'Allemands déguisés. Les femmes de Monterchi, pour défendre la Madone, sonnèrent les cloches et « à cet appel, une foule de plus en plus menaçante de villageois et d'agriculteurs commença à se rassembler de tous côtés, armés de gourdins et de houes », comme le raconte Piero Calamandrei dans un bel article publié dans la revue « Il Ponte ».

Pour protéger l'œuvre d'éventuels dommages de guerre, le maire de Monterchi fit fermer la niche qui l'abritait par un mur de briques.

En 1950, le restaurateur Dino Dini fut appelé, qui réalisa une première intervention conservatrice.

Monterchi, chiesa di santa maria a momentana

Chapelle du cimetière de Monterchi, avec son entrée réaménagée au sud, telle qu'elle est encore aujourd'hui - c'est tout ce qui reste de l'église de Santa Maria di Momentana, dans laquelle la fresque se trouvait sur le mur du fond, devenu maintenant un mur latéral

La Chapelle subit d'importants travaux de rénovation en 1955-1956, qui modifièrent l'orientation est-ouest d'origine au profit d'un nouvel axe nord-sud, avec la fermeture de l'ancienne entrée du XVIIIe siècle et l'ouverture d'une nouvelle côté sud (voir photo ci-contre)

En conséquence, la Madonna del Parto, de sa position originale sur le mur est, a été placée sur le mur nord. Avec cette intervention, tout ce qui restait de l'ancienne église a été détruit et le tableau a été placé dans un endroit éloigné des conditions d'éclairage dans lesquelles il avait été peint par Piero della Francesca.

Au début des années 1990, à l'occasion du cinquième centenaire de la mort de Piero della Francesca, il devint indispensable de procéder à la nécessaire restauration conservatrice, confiée aux mains expertes de Guido Botticelli, sous la direction de la Surintendance d'Arezzo.

Après restauration, elle est déposée en 1993 dans l'ancienne école élémentaire de Monterchi, en principe de manière temporaire. Aujourd'hui le bâtiment est transformé en musée pour cette seule œuvre, accompagnée d'une vidéo d'information. Elle est exposée derrière une épaisse vitre blindée, dans un local climatisé.

Monterchi Museo della Madonna del parto

Musée civique abritant la Madone del Parto, ancienne école communale de l'époque fasciste

 

L’OEUVRE

La Vierge apparaît aux fidèles au centre d'une précieuse tente tapissée de peaux d'écureuil, comme une apparition, mais vivante et réelle dans sa fraîcheur, à peine plus qu'une adolescente, son visage enchanteur, ses yeux légèrement en amande et sa peau claire et lumineuse.

Les cheveux blonds sont attachés en fines tresses autour de la tête et maintenus en place par une bande de tissu blanc clair qui fait le tour du front parfait et se croise avec une élégance simple, passant derrière les oreilles.

Les contours très purs du visage sont soulignés par le contour fin mais net : il possède une certitude et une incisivité comparables seulement aux plus hautes capacités expressives du dessin florentin, auquel Piero apparaît ici encore fortement lié.

Ce visage a une beauté qui n'a pas d'égal dans l'histoire de l'art : il combine le naturel absolu d'une simple fille de campagne avec quelque chose de royal, mais surtout de surnaturel, peut-être en raison de la luminosité nacrée du teint qui semble émaner sa propre lumière.

C'est une femme comme toutes les autres, enceinte, très jeune et plongée dans l'attente de l'enfant à naître qui changera sa vie, mais elle est aussi celle choisie par Dieu comme instrument de rédemption.

L’image est une exaltation de la maternité. Grande et belle dans sa grossesse avancée, mise en évidence par la position de trois-quarts : la future maman pose sa main droite dans un geste protecteur sur le corps gonflé qui annonce l'arrivée du Sauveur et le présente à l'adoration des fidèles.

Le réalisme extraordinaire de cette figure atteint le point que l'artiste a représenté la Madone comme une véritable image de femme enceinte : avec le gonflement de son corps, elle a élargi les lacets de sa robe, révélant la blancheur de sa chemise qui correspond à la ligne très blanche du décolleté quadrangulaire.

Pour Antonio Paolucci (dans « La Madonna del Parto 1993 »), la Madonna del Parto est la traduction figurative exacte du Je vous salue Marie « Benedicta tu es in mulieribus et benedictus fructus ventris tui ». Il souligne à juste titre la capacité de Piero della Francesca « à sacraliser la vérité et, en même temps, à donner au sacré l'évidence d'un naturalisme archétypal »

 

Finestre sull'Arte :

La Madonna del Parto de Piero della Francesca, l'une des plus belles images de la maternité
par Federico Giannini, Ilaria Baratta , le 21/12/2023

« Une scène intense et profonde du film La prima notte di quiete (1972 - "Le Professeur" en VF) de Valerio Zurlini met en scène Alain Delon, qui joue le rôle du professeur Daniele Domenici, et Sonia Petrova, qui joue le rôle de son élève Vanina Abati dans le film: les deux jeunes gens se retrouvent devant la Madonna del Parto de Piero della Francesca ( Borgo San Sepolcro, v. 1412 - 1492), dont Alain Delon fait une description dense et poétique, imaginant la Vierge du grand artiste de la Renaissance comme une “douce adolescente paysanne, hautaine comme la fille d’un roi”, distraite de ses activités quotidiennes, peut-être du troupeau qu’elle gardait, pour être appelée à servir de modèle à la mère de Dieu. Peut-être“, se demande l’acteur, ”sent-elle déjà obscurément que la vie mystérieuse qui grandit en elle jour après jour finira sur une croix romaine, comme celle d’un malfaiteur". Et la vision du chef-d’œuvre de Pierfrancesco inspire à son élève une réflexion sur ce qu’est la maternité :"Deux personnes qui s’aiment. Ici, peut-être. Parce qu’autrement, il ne reste qu’un corps qui se déforme. Il ne reste que l’inconfort. La douleur. La cruauté des gens qui commencent à s’en apercevoir. Sans qu’il n’y ait plus rien à faire. Ou presque.»

la prima notte di quiete - la madonna del parto

 

« L’œuvre de Piero della Francesca, conservée aujourd’hui au Museo Civico della Madonna del Parto à Monterchi, dans la Valtiberina, a fasciné des générations de chercheurs, d’écrivains et de réalisateurs. Il suffit de penser à la scène de Nostalgie d’Andrej Tarkovskij, qui a un point commun avec le film de Zurlini: aucune des deux scènes n’a été tournée devant l’œuvre réelle: dans La prima notte di quiete , il s’agit d’une reproduction installée pour l’occasion à l’intérieur de l’église paroissiale de San Pietro a Ponte Messa, près de Pennabilli, en Romagne, tandis que dans Nostalgia , l’œuvre est reproduite dans l’église de San Pietro en Toscane. Dans Nostalgie , la scène, également célèbre, dans laquelle la protagoniste Eugenia, interprétée par Domiziana Giordano, entre dans l’église et voit des femmes réciter une litanie pour la Vierge, et demande au sacristain pourquoi les femmes sont plus dévotes que les hommes ? Elle obtient une réponse des plus machistes : "il faut une femme pour porter les enfants, pour les élever, avec patience et sacrifice", à laquelle Eugenia répond d’une manière fièrement sarcastique "Et n’est-elle bonne qu’à cela, pensez-vous ?".

 

Nostalghia

 

Muriel Spark, Piero Calamandrei, Ingeborg Walter, Roberto Longhi et bien d’autres ont également parlé de la Madonna del Parto . Il est probable, en effet, que c’est Longhi lui-même qui a inspiré le petit monologue d’Alain Delon, sous l’écriture élégante de la monographie publiée en 1927 par Valori Plastici: "Solennelle comme une fille de roi sous ce pavillon couvert d’hermine, elle est pourtant rustique comme une jeune montagnarde qui se présente à la porte du tas de charbon de bois. D’une main retournée sur sa hanche, de l’autre laissant entrevoir son giron, à la fois clouté et boisé, naissent des gestes d’une pureté mélancolique". »

« Au fil des siècles, la Madonna del Parto est devenue presque un symbole de la maternité elle-même, une allégorie de la maternité, une image de dévotion pour les mères du monde entier. La Vierge est au centre, splendide, sévère et douce à la fois, jeune et pourtant déjà consciente de son rôle, élégante, sobre, plus grande que les deux anges qui l’accompagnent, et donc encore peinte selon les proportions hiérarchiques de l’art médiéval, et pourtant si crédible. Elle est représentée dans une longue robe bleue qui couvre tout son corps, en soulignant toutefois la rondeur réaliste de son ventre, qu’elle caresse de la main droite (la main gauche, en revanche, est posée sur sa hanche). Le visage est frais, adolescent, le teint ébène, les yeux légèrement en amande. Elle se trouve à l’intérieur d’un pavillon tapissé de peaux de vaio: ce dais est semblable à celui peint par Piero della Francesca dans la scène du Rêve de Constantin que l’on voit dans les fresques de la Légende de la Vraie Croix qui décorent la chapelle Bacci de l’église San Francesco d’Arezzo. Deux anges, l’un avec une robe verte et des ailes violettes, l’autre avec une robe et des ailes aux couleurs inversées par rapport à son compagnon qui se tient à gauche de nous qui regardons, s’éloignent, dans une position symétrique et en regardant vers l’observateur pour capter son attention et l’exhorter à regarder au centre, le précieux rideau de tissu broché, presque comme pour montrer la mère de Dieu. Un sentiment presque domestique imprègne cette représentation: on perçoit un sentiment d’intimité, on a presque l’impression d’être devant une image proche et familière.

Selon l’historien de l’art Antonio Paolucci, Piero della Francesca, avec la représentation de sa Vierge enceinte, a voulu traduire en images le verset de l’Ave Maria “Tu es bénie entre toutes les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni”. Et Paolucci a suggéré un parallèle (de la même manière que dans le film La prima notte di quiete, où la juxtaposition est confiée aux mots d’Alain Delon) avec l’invocation à la Vierge que l’on peut lire dans le Chant XXXIII du Paradis de Dante Alighieri: “Vierge mère, fille de ton fils, / humble et haute plus que créature, / terme fixe du conseil éternel ; / tu es celle qui a tellement ennobli la nature humaine / que son facteur / n’a pas dédaigné de se faire son ouvrier”. À son tour, Piero di Francesca a peut-être inspiré d’autres artistes: par exemple, dans le Dôme de Sansepolcro, il y a un tabernacle d’Andrea della Robbia où l’on voit deux anges qui, comme ceux de Piero, ouvrent un rideau. Selon l’éminent historien de l’art Irving Lavin, l’iconographie de la Madone de l’Enfantement pourrait provenir du développement de l’iconographie grecque de la Platytera (littéralement “la plus large”), selon laquelle l’Enfant Jésus était représenté à l’intérieur du corps de la Vierge, entouré d’une mandorle. La tradition des Platytera aurait, écrit Lavin, "un développement très particulier à Florence et en Toscane au XIVe siècle, lorsqu’un nouveau type iconique, connu plus tard sous le nom de Madonna del Parto, est apparu. L’exemple le plus célèbre est sans aucun doute celui de Piero della Francesca, point culminant de cette tradition, mais il existe de nombreux exemples antérieurs, la plupart datant du XIVe siècle et tous issus de la sphère florentine ou toscane". Lavin fournit une explication possible de la signification de cette représentation: "Il convient de souligner que si la Madonna del Parto était, bien entendu, avant tout une image mariale, sa signification sous-jacente faisait référence à la naissance du Christ d’une vierge, comme le montrent les exemples dans lesquels Marie montre la ceinture qu’elle porte autour de la taille, symbole de sa chasteté". »

 

Les tribulations de la Madonna del Parto ne sont peut-être pas encore finie, malheureusement. Les relations entre musées et pouvoir écclésiastique n'ont jamais été simple en Italie. De plus, depuis quelques années, la tendance est à faire retourner les oeuvres dans leur lieu d'origine si c'est possible. Si bien qu'en 2022, le Conseil d'État a donné son autorisation pour que la Madonna del Paarto retourne dans son église. Ou ce qu'il en reste. Cette décision n'est pas sans conséquences : la chapelle du cimetière devra être remise à neuf et aménagée pour mettre la fresque en valeur, notamment par un éclairage adéquat, et créer un parcours permettant les visites. Bien que ces visites se feront beaucoup plus rares, le cimetière étant à l'écart du village. C'est précisément ce qui inquiète la municipalité et les commerçants. Bien que cette école de village transformée en musée soit trop laide et trop grande pour mettre bien en valeur une oeuvre de cette qualité historique et artistique, elle attire les visiteurs dans ce village à l'écart de la route d'Arezzo, et le droit d'entrée, même modeste, rapporte une somme d'argent bienvenue à la commune. Les commerces, tavernes et restaurants du village bénéficient aussi de l'arrivée des touristes qui font expressément le détour. Au moment où j'écris ceci, en avril 2025, la Madone de Piero est toujours dans le musée, et rien ne semble bouger pour la faire retourner à la chapelle du cimetière. Mais l'affaire n'est peut-être pas terminée. Voici ce qu'en disait l'historien Fabrizio Federici dans le magazine Artribune il y a 3 ans, pratiquement jour pour jour :

« De l'église au musée et retour : l'histoire de la Madonna del Parto de Piero della Francesca
La décision du Conseil d'Etat qui autorise le retour de la Madonna del Parto de Piero della Francesca à l'endroit pour lequel elle a été peinte fait sensation. La fresque quittera ensuite le musée Monterchi pour retourner à la chapelle Santa Maria di Momentana, à quelques encablures.


par Fabrizio Federici 18/04/2022

La relation entre les musées et les espaces sacrés a toujours été complexe et souvent marquée par des tensions. Les cathédrales médiévales (et même avant elles les temples grecs et romains) étaient les précurseurs des musées : tout ce que la communauté considérait comme merveilleux, unique, digne d'être mémorisé et transmis y était rassemblé et conservé. À partir de la Renaissance , l'idée d'un musée commence à prendre forme, et de plus en plus d'œuvres d'art sacré deviennent (aussi) des objets de collection : d'abord les tableaux, puis, avec l'affirmation d'un intérêt pour l'histoire de l'Église primitive, les trouvailles qui témoignent des coutumes et de la foi des chrétiens les plus anciens. 
Le noble du XVIIe siècle Francesco Gualdi était conscient de l'ambiguïté du statut de ces objets et, bien qu'il ait été brûlé comme peu d'autres par le feu sacré de la collection, il n'a pas hésité à retirer de son musée plusieurs sarcophages paléochrétiens, qu'il a placés à l'intérieur ou dans les portiques de certaines basiliques romaines, afin qu'ils redeviennent des pièces sacrées, des objets de dévotion des fidèles, plutôt que de curiosité des connaisseurs (« ut esset sanctitate loci venerabilior », lit-on dans l'inscription accompagnant l'une de ces donations, « afin qu'il soit digne d'une plus grande vénération pour la sainteté du lieu »). Mais l'histoire se dirigeait désormais dans une direction complètement différente, et connut une accélération décisive avec les spoliations napoléoniennes d'abord et avec la subversion de l'axe ecclésiastique ensuite, lorsque les retables par dizaines quittèrent les autels et trouvèrent place dans les salles des musées (l'exemple napoléonien de Brera constitue le cas italien le plus significatif en ce sens).

« Nous devons prendre conscience de la complexité de la réalisation des œuvres et veiller à ce que cette complexité puisse se déployer. »
Au cours des dernières décennies, et même des dernières années, la situation semble évoluer rapidement : dans un cadre plus large où le concept de restitution prend une centralité toujours plus grande, à différents niveaux (de la restitution des œuvres volées par les nazis au rapatriement des trouvailles résultant des raids coloniaux) et dans lequel le désir de reconstruire les contextes d'origine trouve également sa place dans nos politiques ministérielles, comme le démontre notamment le projet 100 œuvres de retour à la maison , l'idée de restituer les œuvres d'art sacré exposées dans les musées aux espaces ecclésiastiques pour lesquels elles ont été créées a émergé à plusieurs reprises . Le directeur des Offices, Eike Schmidt, en avait parlé, un peu hâtivement, en 2020 ; Aujourd'hui, un arrêt du Conseil d'État remet la question sur le devant de la scène. La célèbre fresque de Piero della Francesca représentant la Madonna del Parto doit quitter le musée qui l'abrite (et qui est pratiquement entièrement consacré à cette seule œuvre) et doit retourner à l'église dans laquelle elle a été réalisée vers le milieu du XVe siècle, c'est-à-dire la chapelle de Santa Maria di Momentana, située à une courte distance du village de Monterchi (Arezzo), dans la zone où se trouve le cimetière de la ville. 
La sentence met fin à une affaire particulièrement complexe, qui a vu la Municipalité, le Diocèse et la Surintendance en opposition et qui a connu un tournant en 1992, lorsque la fresque a été transférée au musée. La muséalisation, ou plutôt cette muséalisation, n’a jamais semblé, à la plupart des gens, une solution satisfaisante . Laissons de côté le fait que le geste semble obéir de manière flagrante à une logique d'exploitation commerciale de l'actif (gagner de l'argent avec Piero, en faisant payer l'accès à sa fresque). Le problème est tout autre : le musée de la Madonna del Parto est laid. Les conditions de jouissance de l'œuvre sont, il est vrai, plutôt bonnes et certainement meilleures que celles enregistrées dans l'église. Mais le musée est toujours installé dans un modeste bâtiment scolaire de l'époque fasciste, qui contraste terriblement avec la hauteur vertigineuse du chef-d'œuvre et qui n'a jamais perdu, malgré tous les efforts déployés, l'air d'un refuge temporaire et de fortune. On parlait à l'époque de transférer l'œuvre au monastère voisin de San Benedetto, un édifice ancien, doté d'une église dans laquelle la fresque aurait peut-être pu trouver un emplacement plus adapté... Mais le jugement éloigne (définitivement, pourrait-on dire) cette hypothèse.

UTILISATION DES ŒUVRES ET PERSPECTIVES ÉCONOMIQUES
Et puis, que l'œuvre revienne à l'endroit où Piero l'a peinte, même s'il ne reste rien de l'église d'origine. De cette façon, le fil de la très forte dévotion populaire à cette image, vénérée avec grand attachement par les mères qui accouchent, sera ravivé : une dévotion que le transfert de l'œuvre au musée avait, sinon complètement annulée, du moins fortement réduite. Cet aspect peut nous paraître, à juste titre, « étrange », expression d’une approche superstitieuse du sacré. Il s’agit pourtant d’un aspect qui a joué un rôle fondamental dans la genèse de l’œuvre et dans sa réalisation au cours des siècles. Que la fresque redevienne donc « sanctitate loci venerabilior » : ce qui n’entre naturellement pas en conflit avec sa jouissance profane, esthétique, historico-artistique. Il nous faut prendre conscience de la complexité de la réalisation des œuvres et veiller à ce que cette complexité ait la possibilité de se déployer. 
Il est désormais nécessaire que la Municipalité, le Diocèse et la Surintendance enterrent la hache de guerre et collaborent pour que cette double utilisation se déroule de la meilleure façon possible : dans des conditions optimales de conservation et de sécurité, avec un éclairage adéquat et des dispositifs de communication efficaces. D'autre part, il n'est pas agréable de rejeter d'un haussement d'épaules l'argument commercial auquel la municipalité de Monterchi et une bonne partie de la communauté tiennent tant : au-delà des revenus du billet du musée qui seront désormais perdus, le retrait de l'œuvre du centre-ville mettra en péril cet afflux de visiteurs dans les rues du village qui a apporté de grands bénéfices aux restaurateurs et aux commerçants. Cet aspect doit donc également être pris en compte, et en ce sens le retour de l'œuvre à l'église peut représenter un défi : relier plus étroitement le village à l'église, peut-être à travers un parcours piétonnier suggestif dans la verdure, et articuler davantage l'offre culturelle, touristique et hôtelière de Monterchi, de manière à la rendre moins piéro-centré »

 

Les fresques d'Arezzo

La Légende de la Vraie Croix, dans la chapelle absidiale des Bacci de la Basilique San Francesco (1452 - ~1466)

 

Chapelle Bacci petit

Chapelle Bacci

Contrairement à Aldous Huxley (cf plus haut, le texte sur "La Résurrection") nous aimions particulièrement l'ambiance de la ville historique d'Arezzo. Comme nous logions dans un agriturismo sur les hauteurs du Valdarno, à mi-distance entre Florence et Arezzo, il nous est plusieurs fois arrivé de descendre à Arezzo pour y faire nos achats de nourriture. Nous profitions de ces occasions pour prendre l'apéro du soir sur la piazza San Francesco, en face de l'entrée de la basilique, à la terrasse de l'ultra-célèbre Caffè dei Costanti. Et chacun de ces soirs nous assistions au même scénario : vers 18h, les vieux-beaux et les vieilles-belles d'Arezzo apparaissaient sur la place, tout endimanchés quelque soit le jour : eux, en costumes bleu cobalt ou beige clair, cravate et molières vernies à bouts pointus, elles, en robe. légères à fleurs, bijoux et escarpins. Ils se rassemblent par petits cercles au milieu de la place pour prendre des nouvelles les uns des autres et s'informer des derniers potins, car cela fait au moins 24h qu'ils ne se sont plus vus. Les conciliabules, debout au milieu de la place, durent au moins une demi-heure, avant qu'ils ne décident à venir s'asseoir ensemble au Costanti, ou à se séparer, certains traversant pour s'installer en face, au bar à vin Terra di Piero, ou alors se rendant directement dans la petite rue longeant la basilique, au très sélect restaurant La Buca, dont les chaises se souviennent encore des fesses de Charlie Chaplin, Roberto Benigni, Salvador Dalí, le roi Gustave VI de Suède, Adriano Celentano, Sting, Jeanne Moreau et Caroline de Monaco.

costanti la vita e bella

Roberto Benigni, précisément, a eu une relation particulière avec avec le Caffè dei Costanti, puisque c'est dans une scène de la "Vita E Bella" que son fils dans le film s'arrête devant la vitre du café pour y lire que l'établissement est "interdit aux chiens et aux juifs".

La café a une longue histoire. C'est sans doute l'établissement le plus vieux de la ville. Et la scène de La Vita E Bella ne fait qu'ajouter à sa légende. Il date de 1804, quand fut fondé dans ce très vieux bâtiment "L'Accademia dei Costanti", un club pour les notables, nobles et bourgeois fortunés, où ils venaient se restaurer et se divertir, danser, jouer à des jeux comme le bingo, organiser des rencontres théâtrales (à tel point que l'Accademia créa le Teatru Plutarca en 1826). En 1880, l'Académie fut dissoute, mais le Caffè continua son activié, ouvert dès lors à tous les Aretins. Le bâtiment fut racheté par une banque qui loua le Caffè à des gestionnaires. Une banque, puis une autre, puis encore une autre en 2007. À chaque fois la gestion de l'établissement était reprise. Mais il a toujours été un endroit central de la ville, attirant les bourgeois quand la chaleur devenait supportable pour y prendre l'apéro en terrasse. Les salles intérieures, les Stanze comme elles ont toujours été appelées, étaient magnifiques, tout en bois, n'ayant guère été modifiées depuis la première ouverture en 1804. 

Très malheureusement, des divergences entre la banque propriétaire et le gérant, ajoutés aux difficultés des années Covid, ont eu raison du Caffè dei Costanti qui a du fermer ses portes le 15 novembre 2021. En mars 2024, l'établissement a été mis aux enchères, et a été racheté pour 1,6 millions d'euros par Patrizio Bertelli, le propriétaire de la marque Prada, et un des hommes les plus riches d'Italie. Il est lui-même Arétin, et adore cette piazza San Francesco, le lieu de rencontre social par excellence de la haute bourgeoisie d'Arezzo. Il y avait déjà racheté deux bâtiments historiques, l'ancienne Farmacia del Cervo et le restaurant La Buca di San Francesco dont j'ai parlé un peu plus haut. Les travaux de rénovations sont maintenant en cours. Le Caffè dei Costanti devrait bientôt renaître.

 

san francesco arezzo

Bien ! Mais lors de notre première journée à Arezzo, notre objectif n'était bien sûr pas d'aller boire l'apéro au Caffè dei Costanti. Au contraire. C'est parce que nous devions nous rendre sur cette place que en nous avons découvert les alentours.

Nous étions là pour enfin voir l'oeuvre la plus magistrale de Piero della Francesca: les frsques de la chapelle Bacci.

Traversons donc la place et rendons-nous là où nous comptions aller : montons quelques marches pour nous trouver sur le parvis de la Basilique San Francesco. Elle a été construite au XIVe siècle par des moines franciscains suite à la visite à Arezzo de François d'Assise au siècle précédent. Tout comme San Lorenzo à Florence, sa façade n'a jamais été achevée. Mais pas pour les mêmes raisons. Pas à cause de la surcharge de travail d'un Michel-Ange local, mais parce que les dons offerts pour sa construction étaient nettement insuffisants. Pénétrons dans la nef. La chapelle absidiale (la Cappella Maggiore) est là tout au fond. On devine déjà les nombreuses fresques qui la composent. Mais notre regard est barré par un énorme crucifix en bois, peint à tempura, qui pend au plafond en avant de l'autel. Ce crucifix qui a été avancé pour ne pas géner le travail des peintres dans l'abside, date du XIIe siècle. Il est similaire et contemporain à ceux de Cimabue. Mais son auteur est inconnu. Alors, faute de mieux, on l'appelle "le Maestro di San Francesco". On a pu identifier une dizaine d'oeuvres de sa main, dont plusieurs fresques de la Basilique Saint-François d'Assise et quatre crucifix peints, dont celui-ci.

Au Quattrocento, la décoration intérieure de l'église est presque terminée. Les deux chapelles latérales sont peintes, mais la Cappella Maggiore louée à la famille Bacci avait été endommagée par un incendie et laissée en l'état.

Bicci di Lorenzo les4evangelistes

Les 4 évangélistes de Bicci di Lorenzo

Les franciscains insistent auprès de la famille pour la remettre en bon état. Si bien que vers 1440, elle fait appel à Bicci di Lorenzo. La thème choisi était La Légende de la Vraie Croix, extraite de La Légende dorée de Jacques de Voragine. Bicci, avec ses assistants, peint affresco le Jour du Jugement au-dessus de l'arc triomphal de la chapelle, ainsi que les Quatre Évangélistes sur les voiles de la voûte en croisée d'ogives. On peignait effectivement à fresque toujours du haut vers le bas, pour ne pas abimer les fresques inférieures par les écoulements de peintue. Le travail de Bicci di Lorenzo en restera là quand il meurt en 1452.

On fait alors appel à Piero della Francesca, un peintre de la région qui commence à se faire une solide réputation. On ne sait pas quand Piero a commencé les travaux dans la chapelle Bacci, mais c'est donc au plus tôt en 1452, après la mort de Bicci di Lorenzo. 

« La vraie croix » est une histoire légendaire qui mêle le parcours fait par le bois qui servira à édifier la croix du Christ, depuis une graine d'arbre plantée à la mort d'Adam, en passant par la découverte du bois sacré par la Reine de Saba qui à la préscience que ce bois servira à sacrifier le Christ, jusqu'au voyage d'Hélène, la mère de l'Empereur Constantin, à Jérusalem, à la recherche de la croix du Christ qu'elle retrouvera enfouie sous terre à courte distance du Saint Sépulcre.

Piero a dévié du récit de la Légende dorée de deux façons : il a introduit le rencontre entre la reine de Saba et le roi Salomon et une Annonciation. En plus, il a donné beaucoup d'importance aux deux scènes de bataille ou Constantin et Heraclius victorieux sur les infidèles. Consstantin qui établit Constantinople sur le lieu où se trouvait la vieille cité de Byzance, et qui en fait sa seconde capitale, est aussi l'empereur romain qui a fait de la nouvelle religion chrétienne la religion de tout l'Empire, dans le but de créer un sentiment d'union (nous dirions aujourd'hui "patriotisme") de toutes les régions de l'Empire en un temps où les menaces d'invasions des peuples germaniques étaient de plus en plus fortes. Héraclius, parce que 3 siècles plus tard, cet empereur romain d'Orient à joué un rôle clé dans la protection de l'empire d'Orient, notamment par sa victoire contre l'empire sassanide. Déjà, quand les Bacci font le choix de la "Légende de la vraie croix", l'Europe se sent de plus en plus menacée par l'avancée des Turcs Ottomans. Sous le sultanat de Mourad II, de 1421 à 1451, ils occupent l'Anatolie, la Grèce et ce qui correspond aujourd'hui à la Bulgarie et la Roumanie. L'Empire byzantin n'est plus qu'une peau de chagrin réduite à un petit territoire s'étendant des rivages européens du Bosphore jusqu'à la mer de Marmara. Constantinople est encerclée. Cette menace et l'effondrement inéluctable de l'Empire romain d'Orient est très probablement la raison de ce choix de "la Vraie Croix" qui reppelle que la chrétienté a des origines orientales, et que Constantin a joué un rôle prépondérant dans l'expansion de cette religion en Occident. Deux ans après la mort de Mourad II, sont fils Mehmed II termine la conquête de Constantinople en 1453. Au moment donc où Piero vient probablement d'entamer son travail dans la chapelle. On peut donc interpréter les scènes de batailles victorieuses comme une allégorie portant sur les événements contemporains qui conduisent le futur pape Pie II (il sera élu en 1458), à partir de 1453, à planifier une croisade contre les Turcs. Mais sa vision politique est peu claire et les rivalités entre les États font échouer le projet. Le pouvoir temporel des papes n'est plus ce qu'il était trois siècles plus tôt. Le grand schisme d'Occident, qui compta jusqu'à trois papes règnant simultanément a affaibli le pouvoir papal. Également, malgré la fin des guerres entre Guelfes et Gibelins, l'entente est toujours loin d'être cordiale entre empereur romain germanique et pape. Et pour couronner le tout, la Pragmatique Sanction de Bourges de 1438, sous Charles VII est passée par là.

Piero commence par peindre le mur droit et la partie droite du mur du fond, en commençant par "la Mort d'Adam", tout en haut dans le tympan. La chronologie de l'histoire se fait de bas en haut sur le mur droit, mais au niveau médian, il faut la lire de droite à gauche, avant de descendre au niveau inférieur pour une lecture de gauche à droite, avant de passer au niveau médian sur le mur gauche, de descendre au niveau inférieur pour terminer dans le tympan de gauche. Il force ainsi le visiteur à continuellement tourner son regard dans tous les sens pour observer toute la chapelle.

Par contre, les scènes sont symétriques : les tympans marquent le début et la fin de l'histoire. Les scènes médianes sont des scènes royales, et celles du bas sont des scènes de batailles.

fresques de la vraie croix

 

1. La Mort et la sépulture d’Adam

mini mort adam

Cette scène, comme la plupart des épisodes représentés dans la chapelle, comprend trois phases consécutives du récit.

La narration commence de la droite et décrit le moment où Adam mourant envoie son fils Seth aux portes du Paradis pour demander à l’Archange Michel l’huile du bois de la miséricorde pour se soigner.

Dans le lointain, le récit se poursuit avec le dialogue entre Seth et l’Archange tandis que, sur la gauche, le protagoniste est le moment de l’inhumation d’Adam avec son fils qui plante sur sa tombe pas encore recouverte de terre, la branche reçue de l’Archange et d’où naîtra l’arbre dont le bois sera utilisé pour réaliser la Croix du Christ.

 

2. L’Adoration du Bois Sacré et la rencontre entre Salomon et la Reine de Saba

mini mort adam

Nous nous trouvons au temps du roi Salomon (970 - 930 av. J-C.) qui fit abattre l’arbre pour s’en servir dans la construction du Temple de Jérusalem, mais le bois, qui s’était avéré inapproprié, fut utilisé comme pont sur le Siloé.

Tous les personnages figurant sur la représentation sont habillés selon la mode du XVe siècle. Sur la partie gauche de la scène, le cortège de la reine de Saba, avec des dames, des chevaux et des palefreniers, s’arrête devant le pont et la reine, sentant la nature sacrée du bois, s’agenouille avec les mains jointes en adoration.

Sur la droite le cortège est accueilli à l’intérieur du palais de Salomon. La reine s’incline pour lui rendre hommage et l’informe de la prophétie sur l’utilisation future de la poutre.

 

3. Le transport du bois de la Croix

mini mort adam

La scène représente le transport du bois sacré par trois hommes qui, selon les ordres de Salomon, cacheront le bois qui, selon les paroles de la reine de Saba, risquerait de causer des moments de souffrance pour le peuple hébreux.

Les trois figures représentées font probablement allusion à la fragilité de chaque être humain : la première, sans chausses personnifie la luxure, la seconde, crispée, personnifie la colère et la troisième, bien habillée et couronnée de pampres qui évoquent Bacchus, personnifie la gourmandise.

Bien que tant la composition que le projet soient attribués à Piero, la critique s’accorde à attribuer la réalisation picturale de cette scène à la main d’un collaborateur de l’artiste, identifié comme Giovanni di Piamonte.

 

4. Le rêve de Constantin

mini mort adam

La scène représentée sur le mur du fond de la chapelle fait allusion à un des épisodes marquants de la « Légende de la Vraie Croix » et un des témoignages les plus importants de la Renaissance italienne.

Constantin, endormi dans sa tente, reçoit en rêve un ange qui lui apporte la révélation de la Croix, « In hoc signo vinces » (par ce signe, tu vaincras), avec laquelle il vaincra l’adversaire.

La représentation se déroule aux premières lueurs de l’aube dans un campement. Deux soldats surveillent la tente dans laquelle dort l’Empereur Constantin, tandis qu’au premier plan, un jeune assis sur une marche, regarde en direction du spectateur.

La véritable protagoniste de la scène est la lumière provenant de l’ange en vol au-dessus d’eux, qui éclaire la tente et le lit impérial (dans un raccourci magistral de la part de Piero)

 

5. La victoire de Constantin sur Maxence

mini mort adam

C’est le 28 octobre 312 apr. J.-C, la date décisive pour le sort du Christianisme.

La partie droite de la scène laisse entrevoir Maxence terrorisé qui fuit avec les siens, en regardant le fleuve. De son personnage il reste seulement une partie du chapeau et un fragment du buste, tandis qu’au premier plan, un des guerriers en fuite se retourne avec une expression de terreur.

En revanche, à gauche, l’armée de Constantin défile et ce dernier avance sur son cheval gris avec le pas lent du vainqueur, souligné par les cimiers ornés d’un panache, l’étendard jaune avec l’aigle impérial et les hautes lances qui se découpent sur le ciel du fond.

Le symbole chrétien est le véritable cœur de l’épisode qui fait fuir les soldats ennemis.

 

6. La torture du Juif

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Après la victoire obtenue grâce au pouvoir de la Croix du Christ, Constantin se convertit au Christianisme et a l’intention de retrouver le bois de la Croix pour le vénérer comme une relique.

Il charge sa mère Hélène - depuis toujours de religion chrétienne – de faire cette recherche.

Arrivée à Jérusalem, Hélène apprend l’existence d’un juif, Judas, qui connaît le lieu où l’on a enterré les trois croix, à savoir celle du Christ et celles des deux larrons.

L’Impératrice fit donc capturer et torturer le juif, en le faisant descendre dans un puits sans nourriture ni eau.

La scène est dominée par le grand tripode central qui soutient le treuil, hissé pour soulever et faire descendre le torturé.

7. La découverte et la reconnaissance de la Vraie Croix

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Sur la gauche, nous trouvons Hélène, vêtue de noir, avec la couronne sur la tête.

Après la révélation du lieu de sépulture des trois croix, repéré près de Jérusalem, la femme se rend sur le lieu pour les déterrer, accompagnée de sa cour et d’un groupe de valets.

À droite, sur le fond du grand temple dédié à Venus, érigé selon la légende là où les croix furent enterrées, Sainte Hélène avec ses dames reconnaît la Croix du Christ, qu’elle obtient à travers un miracle : la vraie Croix ressuscite un jeune mort, déjà dans le cercueil pour être enterré.

 

8. La bataille d’Héraclius contre Khosro

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Destinée à se conclure par une victoire écrasante de l’empereur chrétien Héraclius contre le Perse sassanide Khosro, elle a eu lieu en 628 apr. J-C.

La scène est dominée par un grand nombre d’homme et de chevaux. Les guerriers, vêtus à la romaine avec des costumes très colorés, transpercent les ennemis qui, quasiment sans défense, cherchent en vain de se protéger avec les boucliers.

L’intervention des chevaliers en armure, provenant de la gauche, et faisant font irruption d’une manière imparable au beau milieu du corps à corps semble décisive.

A l’extrémité droite de la scène, devant le grand baldaquin qui surmonte le trône de Khosro, avec sa splendide architecture en perspective, l’épisode final se déroule avec la condamnation à mort du roi persan.

 

9. L’exaltation de la Croix

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Le roi persan Khosro a été vaincu et tué et l’empereur chrétien Héraclius a pu ainsi récupérer le Croix du Christ.

La scène est divisée en deux par l’espace ouvert au centre, dominé par le ciel très clair de l’aube contre lequel la grande Croix trône au premier plan. À gauche, guidé par Héraclius, on trouve un cortège de personnages enveloppés dans les grands manteaux très plissés aux couleurs lumineuses. À droite, un groupe de notables de Jérusalem, jeunes et vieux, accueille à genoux en l’adorant l’arrivée du bois sacré. La croix est l’élément qui est déterminant du point de vue symbolique : elle domine la scène pour souligner la victoire de la foi et de la chrétienté et se pose comme la conclusion naturelle du cycle.

 

10. L’Annonciation

mini mort adam

La scène montre l’archange Gabriel qui tend respectueusement la palme, symbole de la victoire, à Marie représentée à l’intérieur d’une architecture classique ornée de marbres colorés et de colonnes de marbre blanc, tandis qu’elle tient avec la main gauche un livre de prières.

Piero della Francesca décrit avec minutie les détails qui composent la représentation.

Le portique réalisé avec la plus grande attention aux règles de la perspective, atteste une fois encore sa connaissance du sujet.

Les personnages représentés ont des traits sculpturaux et la scène est dominée par un sens d’immobilité, destiné à les rendre encore plus statuaires.

 


(source : MUAR Musei di Arezzo)

 

Restauration des fresques

En 2024 a eu lieu une restauration des fresques de la "Légende de la Vraie Croix" dans la chapelle Bacci de la basilique San Francesco d'Arezzo. Cette restauration s'est terminée en mars 2024, et le 28 mars 2024, la chapelle Bacci a à nouveau été ouverte au public. Voici une article sur le sujet dans la revue italienne d'histoire de l'art Finestre sull'Arte :

Finestre sull'Arte :

Arezzo, achèvement des travaux sur la Légende de la Vraie Croix de Piero della Francesca

par l'équipe de rédaction, le 15/03/2024

restauro vera croce

Les travaux d’entretien et de conservation qui ont été effectués sur les fresques de la Légende de la Vraie Croix de Piero della Francesca, chef-d’œuvre de la Renaissance qui orne la chapelle Bacci de la basilique San Francesco d’Arezzo, sont terminés. Depuis le 28 mars, la chapelle est donc à nouveau ouverte au public comme à l’accoutumée. L’intervention s’est déroulée entre la fin du mois de janvier et le début du mois de mars et a concerné non seulement la Légende de la Vraie Croix, mais aussi la Croix peinte de la fin du XIIIe siècle et le vitrail de la chapelle.

Une intervention et un projet de la Direction régionale des musées de Toscane qui ont permis à plus de 1800 visiteurs de monter sur l ’échafaudage pour admirer l’œuvre d’un point de vue inédit grâce au programme All’altezza di Piero (À la hauteur de Piero), qui offre une vue “rapprochée” des peintures. L’initiative, réalisée en collaboration avec la Fondazione Arezzo Intour, qui gère les services muséographiques des musées d’État d’Arezzo, a fait salle comble et a suscité un intérêt nouveau et croissant pour le chef-d’œuvre de Piero della Francesca.

Alors que les travaux de démontage de l’échafaudage se poursuivent, à l’approche de la date de réouverture pour les visites ordinaires, fixée au 28 mars, l’effervescence est palpable dans l’air. Plus de 2000 visiteurs ont déjà réservé en ligne sur les sites museiarezzo.it, museitoscana.cultura.gov.it et sur l’application Italian Museums du ministère de la Culture, désireux de se plonger dans l’art et l’histoire de la basilique San Francesco d’Arezzo. La réouverture anticipée, à l’occasion des fêtes de Pâques et des ponts du printemps, sera prolongée par une heure de visite supplémentaire à partir du 1er avril. En outre, comme d’habitude, l’entrée sera gratuite le premier dimanche du mois, grâce à l’initiative promue par le ministère de la Culture.

Les récents travaux d’entretien conservateur du cycle pictural de la Légende de la Vraie Croix de Piero della Francesca ont été cruciaux pour assurer la préservation de cet extraordinaire patrimoine artistique. Parallèlement à l’opération de restauration, un suivi diagnostique approfondi a été mené afin d’ identifier tout signe de dégradation depuis la dernière évaluation en 2016. Les analyses de laboratoire, effectuées par l’Opificio delle Pietre Dure de Florence, ont confirmé la robustesse de la surface peinte, évitant la présence de sulfatation, un problème qui, dans le passé, avait menacé l’intégrité du cycle de Pierfrancesco.

Outre l’évaluation de la surface peinte, l’état de conservation des structures architecturales de la basilique a été examiné et documenté. Grâce aux relevés thermographiques effectués par l’Université de L’Aquila, tous les problèmes, tels que les petits décollements entre les plâtres, ont été identifiés et résolus, préservant ainsi la sécurité de l’édifice dans son ensemble. Une phase fondamentale de l’intervention a été le nettoyage délicat de la surface peinte, avec l’élimination de la poussière et des patines de lait de chaux. Ce processus, réalisé avec le plus grand soin, permet aujourd’hui aux visiteurs d’admirer cette œuvre extraordinaire dans sa forme la plus authentique.

Une attention et un effort considérables ont été consacrés au processus de consolidation des plâtres, un aspect fondamental du travail de conservation complexe. Grâce à l’utilisation de matériaux spéciaux, introduits entre les couches murales, les restaurateurs ont cherché à conférer aux peintures murales une stabilité mécanique optimale. Les restaurateurs ont été particulièrement satisfaits de constater que les zones de décoloration étaient extrêmement limitées : pour les quelques cas identifiés, des technologies nanostructurées ont été utilisées pour la consolidation de la surface. La phase finale de l’intervention a consisté à microstuquer les lésions récemment identifiées, très peu nombreuses, puis à procéder aux réintégrations picturales nécessaires pour garantir un résultat homogène et durable.

De même, la Croix en bois peint, datée de la fin du XIIIe siècle et probablement attribuable à un maître ombrien similaire au Maître de Saint François, a bénéficié d’interventions de conservation ciblées. Ces interventions comprenaient l’élimination délicate des dépôts de poussière sur les surfaces, la consolidation du film de peinture et des couches préparatoires, ainsi que l'élimination des lacunes dans le support en bois. Parallèlement, des recherches et des études approfondies ont été menées sur la structure de l’artefact en bois afin d’évaluer son état avec plus de précision et de soin.

Le vitrail qui éclaire les fresques de Piero della Francesca, bien que de grande valeur historique et artistique, se trouvait dans un état de conservation précaire qui nécessitait des travaux de restauration urgents. Il s’agissait de rétablir la stabilité des panneaux de verre et de récupérer les couleurs et les transparences des rouleaux. Afin d’effectuer une restauration complète et précise, il a été nécessaire de démonter le vitrail, ce qui a permis d’intervenir également sur le système de fixation et sur les chevilles détériorées, garantissant ainsi la conservation optimale et la jouissance de ce précieux élément architectural.

Stefano Casciu, directeur régional des musées de Toscane, déclare : “C’est une grande satisfaction d’avoir achevé l’extraordinaire travail de conservation de la chapelle Bacci, avec le cycle de Piero della Francesca et la splendide croix peinte du XIIIe siècle, dans les délais prévus et avec des résultats optimaux, en remplissant les obligations que la protection de ces chefs-d’œuvre universels impose aux structures du ministère de la culture et en particulier à nous, à la direction régionale des musées de Toscane. En outre, le fait de pouvoir offrir à un nombre important, bien que nécessairement limité, de visiteurs la possibilité de voir de près le site de la Légende de la Vraie Croix, est un motif supplémentaire de fierté, confirmé par le grand succès enregistré directement par le public et vu également dans les médias. Je tiens à remercier tout le personnel technique de la Direction régionale et les professionnels chargés des travaux, ainsi que la Fondazione Arezzo Intour pour l’organisation complexe et réussie des visites spéciales, qui a également impliqué de manière intense notre personnel de surveillance et les responsables techniques chargés de la gestion de la Basilique, du chantier et des différentes activités de restauration et d’entretien ”.

 

À découvrir aussi :

(je ne les ai pas vu, aussi je vous les présente sans commentaires)

battesimo di cristo petit

Le baptême du Christ (1448-1450)
National Gallery - Londres
Conversation sacree

La conversation sacrée (1472)
Pinacothèque de Brera - Milan
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Le triomphe de la chasteté (1473-1465)
diptyque représentant Federico III de Montefeltro, duc d'Urbino et son épouse Battista Sforza
Galerie des Offices - Florence

 

Piero le mathématicien

Piero est né, nous l'avons vu, dans une famille de commerçants aisés de Borgo San Sepolcro. Il reçut une éducation d'un très bon niveau, surtout en ce qui concernait l'arithmétique. Son père espérait qu'il reprenne ses affaires, et les commerçants devaient être capables de tenir une comptabilité précise.

Bien qu'il n'avait aucun goût pour le commerce, il éprouva très vite un vif intérêt pour l'arithmétique ainsi que la géométrie. Il en développa un besoin de rigueur et de précision dans tout ce qu'il faisait. Ses peintures s'en ressentent. Bien que la perspective mathématique dans l'art ait été inventée par ses aînés, Masaccio et Donatello les premiers, nul ne poussa aussi loin que lui la précision de la perspective linéaire ni l'utilisation aussi rigoureuse des formes géométriques et des volumes que lui au cours de ce XVe siècle.

Il développait par exemple des équations du 4e ou du 5e degré et avit dessiné avec une extrême précision et en perspective tous les polygones réguliers.

Il a écrit plusieurs traités d'arithmétique et de géométrie, et notamment un Trattato d'abaco comme on nommait alors l'arithmétique, ainsi Libellus de quinque corporibus regularibus sur les polyèdres réguliers et irréguliers. Ses ouvrages étaient connus par les plus grands de ses contemporains, puisque même Léonard de Vinci conseillait à ses amis d'aller consulter les ouvrages de Piero à Borgo San Sepolcro.

Comme il était un peintre itinérant mais en gardant toujours son village natal comme port d'attache, ses retours à San Sepolcro étaient fréquents, et c'est principalement là qu'il s'adonnait aux mathématiques. quand sa vue commença à baisser, après cinquante ans, il se mit à peindre moins, mais prolongea ses séjours à San Sepolcro pour y écrire ses ouvrages.

Malheureusement, à peine trois de ses ouvrages manuscrits sont parvenus jusqu'à nous. Car le brillant mathématicien qu'il était fut oublié pendant 400 ans pour n'être redécouvert qu'au début du XXe siècle.

Au XVIe siècle déjà, le Piero mathématicien était oublié. Pas par tous, car Vasari fait son éloge et dénonce le plagiat de son élève Luca Pacioli. C'est effectivement lui qui tirera toute la gloire des travaux de Piero della Francesca. Car Piero n'avait rédigé que des manuscrits, en latin. Et Pacioli s'empressa de les traduire en Toscan et de les faire imprimé. Ils sont abondamment illustrés de dessins de Léonard de Vinci. Mais les dessins de Léonard, notamment sur les polyèdres, se trouvaient déjà avec la même exactitude dans les manuscrits de Piero.

Ce n'est qu'entre 1880 et 1911 que des historiens retrouvèrent certains des manuscrits de Piero dans les archives du Vatican et qu'on s'aperçut qu'une grande partie de l'oeuvre de Pacioli n'était que leur traduction en italien.

Tous les historiens d'art savaient déjà que les tableaux de Piero étaient d'une grande rigueur mathématique, mais personne ne se demandait pourquoi. Il a donc fallu attendre le début du XXe siècle pour qu'enfin l'élogre de Vasari prenne tout son sens : « Piero della Francesca était le plus grand géomètre de son temps... »

Libellus

Page du Libellus de Piero sur les corps réguliers                                   
Oeuvres d Archimede Quadrature du cercle

Traduction par Piero d'un ouvrage d'Archimède sur la quadrature du cercle.
>
poliedri leonardo luca pacioli

Illustration de polyèdres réguliers par Léonard de Vinci pour un ouvrage de Luca Pacioli

 

La peinture mathématique

cite ideale urbino

La cité idéale
Galerie Nationale des Marches à Urbino
L'auteur est inconnu mais Piero della Francesca fait partie des auteurs présumés

 
Sansepolcro : Maison natale de Piero
La rue perpendiculaire à la rue principale
Statue de Piero della Francesca à Sansepolcro
Museo Civico di Sansepulcro
A. Tricca (1817-1884) Buste de Piero della Francesca
Polyptyque de la Vierge de Miséricorde
Vierge de la Miséricorde (panneau central)
Vierge de la Miséricorde - autoportrait ?
St Julien : fragment provenant de l'église St Augustin
La résurrection, en cours de restauration
La résurrection. Les gardes endormis
Un des gardes: autoportrait de Piero ?
Le christ réuscité - vue en contre plongée
Saint Louis de Toulouse en habits de franciscain
Leonard de Vinci: Étude pour la tête de Léda
Madonna del Parto à Monterchi
Madonna del Parto (détail)
Madonna del Parto (détail)
Madonna del Parto (détail)
Arezzo
Arezzo: Basilica di San Francesco
Crucifix du Maestro de San Francesco
Chapelle absidiale des Bacci
Légende de la vraie croix : mur droit
Légende de la vraie croix : mur droit et fond droit
Légende de la vraie croix : mur gauche et fond gauche
Légende de la vraie croix : mur gauche
Haut: exaltation de la croix - Bas : découverte de la croix
Haut: mort d'Adam - Bas: reine de Saba
Découverte des croix (détail)
Reine de Saba : adoration du Bois sacré
Reine de Saba : encontre avec le roi Salomon.
  • Sansepolcro : Maison natale de Piero
  • La rue perpendiculaire à la rue principale
  • Statue de Piero della Francesca à Sansepolcro
  • Museo Civico di Sansepulcro
  • A. Tricca (1817-1884) Buste de Piero della Francesca
  • Polyptyque de la Vierge de Miséricorde
  • Vierge de la Miséricorde (panneau central)
  • Vierge de la Miséricorde - autoportrait ?
  • St Julien : fragment provenant de l'église St Augustin
  • La résurrection, en cours de restauration
  • La résurrection. Les gardes endormis
  • Un des gardes: autoportrait de Piero ?
  • Le christ réuscité - vue en contre plongée
  • Saint Louis de Toulouse en habits de franciscain
  • Leonard de Vinci: Étude pour la tête de Léda
  • Madonna del Parto à Monterchi
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  • Arezzo: Basilica di San Francesco
  • Crucifix du Maestro de San Francesco
  • Chapelle absidiale des Bacci
  • Légende de la vraie croix : mur droit
  • Légende de la vraie croix : mur droit et fond droit
  • Légende de la vraie croix : mur gauche et fond gauche
  • Légende de la vraie croix : mur gauche
  • Haut: exaltation de la croix - Bas : découverte de la croix
  • Haut: mort d'Adam - Bas: reine de Saba
  • Découverte des croix (détail)
  • Reine de Saba : adoration du Bois sacré
  • Reine de Saba : encontre avec le roi Salomon.